SOIE – Alessandro BARICCO
Première rencontre avec Alessandro
J’essaye de me rappeler quand j’ai lu ce livre pour la première fois.
Ce devait être à l’époque où je vivais en Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre.
Pour combler mes moments de solitude, je m’étais inscrite à deux bibliothèques, celle de mon quartier et une autre, plus proche du port il me semble ; en tout cas, je me rappelle que des bateaux de croisière immenses y accostaient pas loin; j’aimais m’assoir sur un banc face à l’un d’entre eux, j’observais les touristes souriants descendre sur le quai, j’essayais de deviner d’où ils venaient, quelle était leur vie, qu’allaient-ils ressentir maintenant au contact de la population guadeloupéenne, et où iraient-ils après ?
Soie est un livre qui parle aussi de voyage. Au singulier. Un voyage, qui se répète, au fil des 142 pages de la collection Folio. Un petit livre donc, et deux grandes histoires. D’amour.
Baricco a ceci de génial qu’il raconte l’existence d’Hervé Joncour, 32 ans, habitant de la bourgade de Lavilledieu en 1861, avec les mots d’aujourd’hui. Il ne se prend pas la tête, il ne nous snobe pas avec des descriptions de la vie d’avant, qui feraient bailler d’ennui. Il précise juste qu’en 1861,
Flaubert écrivait Salammbô, l’éclairage électrique n’était encore qu’une hypothèse et Abraham Lincoln, de l’autre côté de l’Océan, livrait une guerre dont il ne verrait pas la fin.
Alessandro Baricco – Soie
Voilà en gros l’année 1861.
La sériciculture
Et que fait donc l’ami Hervé Joncour dans la vie ?
Il achète et vend des vers à soie. Très simplement, le narrateur nous décrit en quelques lignes la sériciculture, élevage de vers à soie : ce processus incroyable de l’œuf qui s’ouvre, faisant découvrir une larve, larve qui se gave de feuilles de mûriers, puis se renferme dans un cocon pour s’en évader 15 jours plus tard et laisser derrière elle « un patrimoine équivalant en fil à mille mètres de soie grège ». Inutile de préciser que cela fait la fortune de notre héros, « à la condition que tout se déroulât dans le respect des règles ».
Le hic : les élevages européens d’œufs de vers à soie sont victimes de l’épidémie de pébrine (« maladie du ver à soie, causée par un champignon, la microsporidie Nosema bombycis, ainsi nommée en 1857 par Karl Wilhelm von Nägeli »), il faut donc aller « jusque de l’autre côté de la Méditerranée », en Syrie ou en Egypte. Et c’est donc là-bas que part Hervé Joncour pour quatre longs mois.
Pendant ce temps-là, sa femme, qui porte le beau prénom d’Hélène, l’attend, priant le Bon Dieu pour qu’Il lui rende son mari intact. Eh oui, pas de téléphone en 1861, pas de SMS, ni de Skype, juste les adieux, les espoirs et les prières.
Ah, Hélène ! Dans un film, Hélène aurait la place de second rôle. Une situation un peu ingrate, dans l’ombre de son mari vers qui tous nos regards sont tournés.
Hélène adore Hervé, elle le voit partir, l’attend patiemment, le retrouve joyeusement, lui fait délicieusement l’amour (on le devine) et surtout, a toujours espoir qu’un jour, elle lui donnera un enfant.
Jusqu’au jour où la pébrine se répand même au-delà de la Méditerranée. Il faut alors partir plus loin, beaucoup plus loin. Jusqu’au Japon. Et c’est là-bas, dans cette île isolée, qui historiquement s’ouvrira au commerce sous la contrainte d’autres pays, qu’a lieu LA rencontre, entre Hervé Joncour et la femme « au visage de jeune fille ».
Je ne vous raconterai pas la fin de Soie
Je m’arrêterai ici en espérant en avoir assez dit mais pas encore assez raconté, pour vous donner envie de lire ce petit trésor. Tout y est délicat, raffiné comme de la soie : les rencontres, les sentiments, les paroles. Le narrateur arrive à camper les personnages de ce roman en quelques phrases, il les fait s’exprimer simplement, leur fait faire quelques gestes, et tout est raconté, notre imagination se trouve alors magiquement exacerbée.
L’Amour est au centre du récit, mais je vous préviens, il vous chopera par surprise, au moment où vous vous y attendrez le moins. A partir du moment où Hervé rencontre la femme, tout n’est plus que sensualité, attente, fantasme, retour, puis encore sensualité, attente, fantasme. Les voyages se succèdent, le texte se répète comme une obsession, celle d’Hervé pour cette femme.
En fait, il ne s’agit pas d’amour mais d’une véritable passion, qui monte en puissance au fil de la lecture, comme le désir, pour exploser dans les 20 dernières pages, à travers une lettre érotique qui sera lue à notre héros, à la fin du roman.
Je vais vous faire la lecture d’une scène que j’affectionne tout particulièrement : page 35 à 38.
Hervé Joncour est face au maître japonais Hara Kei, autre personnage clé du roman, puisque que c’est avec lui que notre héros va négocier l’achat des œufs de vers à soie. La femme est étendue près d’Hara Kei, la tête posée sur ses genoux, les yeux fermés.
Hara Kei demande alors à Hervé :
« Essayez de me raconter qui vous êtes ».
Hervé s’exécute.
Si c’est pas de la sensualité ça !
Les illustrations sont signées Rebecca Dautremer