Ouvrez les yeux
Il court un bruit récurrent à propos du « Grand sommeil » (1946), l’un des nombreux chefs-d’œuvres réalisés par Howard Hawks. Une idée qui s’infiltre ici et là, que l’on retrouve régulièrement dans les commentaires et qui voudrait que ni Hawks lui-même ni les multiples scénaristes ayant participé à l’adaptation à l’écran du bouquin de Raymond Chandler ne sauraient qui a tué l’un des personnages du film. Et, parmi ces scénaristes en question, excusez du peu, on trouve quand même l’écrivain William Faulkner, prix Nobel de littérature 1949, et Leigh Brackett, future auteure (autrice ? auteuse ?) de « Rio Bravo » et de « L’Empire contre-attaque ». Encore que, dans ce dernier film, il ne reste apparemment rien de son texte mais, comme elle venait de mourir, George Lucas mit son nom au générique.
Donc, en 1946, la Warner Bros met en chantier « Le grand sommeil » qu’elle confie à Hawks et à un casting en béton : Humphrey Bogart, dans le rôle du détective Philip Marlowe, et Lauren Bacall dans celui d’une riche héritière aux fréquentations douteuses qui lui tape dans l’œil. La grande classe, quoi ! Bogart impose ses tics : il se tire le lobe de l’oreille, remonte son pantalon, autant de gestes qui entreront dans l’histoire et qui humanisent son personnage.
Le Grand Sommeil agité
Ce que l’on retient surtout du « Grand sommeil », outre son histoire tarabiscotée, tient beaucoup dans la qualité des dialogues. Les spécialistes américains distinguent le travail respectif des différents artisans : Faulkner et Brackett se seraient chargés de l’adaptation des chapitres du livre initial. Jules Furthman a réécrit le tout et s’est emparé des dialogues corsés échangés entre Bogart et Bacall. Quant à Philip Epstein, c’est à lui que l’on doit toutes les allusions sexuelles à peine cachées et qui sont légion.
Quelques exemples ? Lors d’une discussion entre Lauren Bacall et Humphrey Bogart, il est question de jeu puis de courses de chevaux. Suit tout un échange, parlant de montures et de cavaliers chevauchant plus ou moins bien, qui ne laisse aucun doute. Au cours de son enquête, Bogart ne cesse de croiser des femmes ravissantes, qu’elles soient libraires, travaillent dans un night club ou conduisent un taxi. Systématiquement, les mots glissent et dérapent vers le double sens. Ainsi, voulant suivre la bagnole d’un gangster, le détective s’engouffre dans un taxi… conduit par une jolie brune (Joy Barlow). À la fin de la course, elle lui glisse sa carte. « Je peux vous appeler jour et nuit ? », s’enquiert Bogart. « Plutôt la nuit, répond la taxi-woman. Le jour, je travaille ! »
Un bon matelas
Voir ce film aujourd’hui reste un véritable bonheur : l’histoire, les dialogues et leur humour constant, l’interprétation, tout est parfait. Mais aussi le découpage, les décors choisis et cette vision du Los Angeles des années quarante. On passe d’un quartier à l’autre, d’un milieu à l’autre, d’une très riche demeure à la serre étouffante à un immeuble de bureaux, d’un club à une maison située dans un quartier éloigné de Downtown. D’ailleurs, « The Big Lebowski », autre film génialissime, est une sorte de transcription du bouquin de Chandler. Ce n’est certes pas la même trame, pas les mêmes personnages mais l’on passe là aussi d’un quartier à l’autre, avec pour débuter l’aventure, une enquête demandée au héros par un vieillard richissime, des histoires de femmes — dans « Lebowski », la nouvelle jeune épouse du riche homme (Tara Reid) ressemble à Martha Vickers, la sœur droguée du « Grand sommeil ». Deux Lolitas en mal de fessées (entendons-nous bien, l’usage d’une telle pratique est fortement déconseillée).
Un dernier mot sur les méchants, qui sont souvent la marque indéniable de la réussite d’un film. Les pires James Bond, c’est connu, sont ceux où le méchant est fade et sans intérêt. Mais, en 1946, les codes étaient différents, pas de grands salopards haïssables à tout jamais. Non, ici, les bad guys — et ils sont une palanquée — sont des hommes de mains, certains demeurés, d’ailleurs, ou des types qui essaient de s’en sortir par de petites combines. Pas de grands méchants mais juste de sales types qui enrichissent le bestiaire des films de cette époque.
Bref, ne vous laissez pas induire en erreur par le titre, ouvrez bien les yeux et savourez sans modération. Et ne vous trompez pas. Visionnez bien la version de 1946. Le remake de 1978 de Michael Winner, avec Robert Mitchum dans le rôle de Bogart, se voit sans ennui mais n’a rien à voir, question qualité, avec la première version, indétrônable.