Dans Animal Crackers, Groucho propose un mariage à deux femmes en même temps. « Mais vous seriez bigame ! » s’indigne l’une d’entre elles. « Vous aussi ! » répond fort à propos notre infâme dragueur qui veut en finir avec les mariages traditionnels. « C’est bon pour votre grand-mère, argumente-t-il encore à propos de ceux-là. D’ailleurs, qui voudrait épouser votre grand-mère ? Personne ! Pas même votre grand-père ! »
Design for Living
Chez les frères, le triolisme va forcément par quatre : les trois frères ET une jeune personne. Laquelle peut être incarnée par Thelma Todd, qui épouse, on l’a vu, les trois Marx à la fin de Plumes de cheval.
En matière de triolisme, Ernst Lubitsch va aller encore plus loin que ces simples gags iconoclastes. Il filme, avec Design for Living (1933, Sérénade à trois), une véritable histoire d’amour à trois. C’est vrai, triolisme est sans doute un grand gros mot pour désigner la relation de Design. Les trois personnages, comme cela est d’ailleurs sous-entendu dans la plupart des films mentionnant une relation à trois, ne couchent pas forcément ensemble à trois mais bien deux par deux. Dans le film de Lubitsch, Gary Cooper et Fredric March sont donc deux copains qui rencontrent dans un train la jolie Miriam Hopkins. Ils vont, l’un et l’autre, tomber amoureux et avoir une liaison avec la jeune dame. Qui, ne sachant lequel choisir, ira tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, jusqu’au jour où… La première séquence ferroviaire nous avait bien prévenus : les deux hommes dormaient dans le wagon épaule contre épaule. Après les avoir dessinés, Miriam s’était à son tour assoupie sur la banquette en face, les jambes des trois tourtereaux emmêlés symboliquement.
Les spécialistes de Lubitsch remarquent qu’il ne reste rien dans ce film de la pièce de Noel Coward que le cinéaste est censé avoir adaptée avec Ben Hecht : rien si ce n’est le titre et une réplique. Lubitsch ne triche pas avec ce sujet d’une femme amoureusement tiraillée entre deux hommes, à tel point qu’une fois avec l’un, elle entend le fantôme de l’autre gémir dans la cheminée. Il est clair que, pour Lubitsch, les hésitations de son héroïne n’en sont pas : doit-elle choisir entre l’image (Gary Cooper est peintre) ou le texte (Fredric March est dramaturge) ? L’auteur de Design for Living sait lui-même qu’il ne peut réussir un film qu’en mêlant intimement les deux.
Lorsque, trop meurtrie, Miriam Hopkins décide de quitter ses deux amants pour son « ami de cinq ans », l’inénarrable Edward Everett Horton, elle sait qu’elle fait une bêtise. Un des premiers plans après l’annonce de cette union est de les montrer achetant un lit à deux places. Miriam, qui ne veut pas passer le restant de ses jours collée à un mari qu’elle n’aime pas, le trouve trop étroit. Horton mesure sa future femme d’épaule à épaule, se mesure lui-même, additionne et dit que le lit convient. Le soir de la nuit de noces, il demande à sa femme si elle l’aime. « C’est trop tôt ou trop tard pour le demander » répond cette dernière. Couverte de fleurs pour ses noces, Miriam remarque deux tulipes, envoyées par ses deux amoureux. Elle les envoie valdinguer d’un coup de pied et va se coucher. Quand Horton la rejoint, elle se relève et va remettre les fleurs dans leur vase.
La caméra reste sur la porte blanche. Horton l’ouvre, on est le matin, et il envoie à son tour un coup de pied dans les deux tulipes. Pour raconter un hors champ où il ne se passe rien, on ne peut faire mieux.
Ça sent la partouze
Miriam retournera avec Gary et Fredric. Le film se clôt sur les trois personnages assis côte à côte dans un taxi. Hopkins embrasse March sur la bouche, puis Cooper. Fin.
Lubitsch désigne cet accord du fameux Gentleman’s Agreement, pacte tacite accordé entre deux gentlemen (et ici une lady).
Les plus beaux exemples de ménage à trois non avoué dans la comédie nous sont donnés dans la série des Road to (En route vers) que tournent entre 1940 et 1952 Bob Hope, Bing Crosby et Dorothy Lamour. Dans le dernier, The Road to Hong-Kong, (1962, Norman Panama), Dorothy cède sa place à Joan Collins. À chaque fois, le scénario se reproduit : deux aventuriers plutôt je-m’en-foutistes, Bing Crosby le crooner et Bob Hope le rigolo, connaissent les pires ennuis mais en profitent pour s’attirer les bonnes grâces de Dorothy Lamour. La concurrence est très déloyale entre les deux copains tandis que la jolie femme minaude tantôt avec l’un puis avec l’autre. Le comble du triolisme sera atteint lorsque, dans Road to Utopia (1946, Hal Walker), Bob Hope pourra se marier, enfin, avec la belle. Leur fils, comme c’est curieux, aura les traits de Bing Crosby.Déjà en 1924, le Danois Carl Theodor Dreyer avait traité le triolisme avec Michael, histoire d’amour entre deux hommes et une femme, le thème de l’homosexualité entre les deux mâles étant abordé. Le scénario était cosigné par Thea von Harbou, alors madame Fritz Lang (elle avait écrit avec lui Metropolis et les Mabuse).
Dean et Jerry
On connaît mieux en France le couple comique formé par Dean Martin et Jerry Lewis, Dean le crooner et Jerry le grimacier, dont Crosby et Hope sont les prototypes. Mais il existe une différence entre les deux duos qui est de taille : Hope a une sexualité, c’est un dragueur agressif alors que Lewis n’est qu’un enfant grandi trop vite comme une asperge. Le seul film dans lequel Jerry Lewis apparaîtra tel qu’il était dans la réalité, tombeur impénitent, sera dans The Nutty Professor (1963, Dr Jerry et Mister Love, qu’il réalise) et il faudra toute la magie des potions d’un professeur foldingue pour que le comédien endosse les costumes choucards de Mister Love.
Quand il ne se bagarre pas avec Bing Crosby pour les beaux yeux d’une brune, Bob Hope essaie de tomber toutes celles qui passent en jupon à proximité. D’ailleurs, de Dorothy Lamour à Jane Russell, ses partenaires féminines méritent qu’il s’y intéresse de très près. Sa méthode est évidente dans My Favorite Brunette (1947, La brune de mes rêves), parodie des films de détective Paramount (la compagnie productrice de cette Brune). Hope, un photographe pour enfants dont le voisin détective (Alan Ladd, dans une apparition gag) lui a demandé de garder la boutique, se fait donc passer pour un émule de Bogart auprès de la jolie brune qui vient le trouver, évidemment incarnée par Dorothy Lamour. Immédiatement, il entreprend de faire sa conquête alors que la jeune femme vient lui demander de retrouver son mari disparu. Car, entre Hope et les femmes, il y aura toujours quelqu’un qui s’interposera, un méchant dont il faut se débarrasser, un mari gênant ou son propre copain, Bing. Bon, tout ce que lui raconte la dame ne sera pas certifié exact (le mari de la première rencontre se transforme en oncle lors de la seconde) mais, quoi qu’elle dise, on sent que Hope n’a qu’une envie : la prendre dans ses bras, ce qu’il fait d’ailleurs le plus souvent possible et très rapidement.
« Avez-vous peur du danger ? » le questionne Dorothy Lamour. « Non, vous pouvez vous approcher un peu plus » répond l’infatigable séducteur.
Le temps passe et le triolisme est enfin abordé de manière frontale dans Pourquoi pas ? (1978), qui a marqué une date dans le combat de la libération sexuelle. En filmant les amours de Christine Murillo avec Sami Frey et Mario Gonzales, Coline Serreau livre une version anarchisante de l’habituel trio bourgeois (le mari, la femme et l’amant) tel que, par exemple, Claude Sautet en brosse quelques années avant le portrait fidèle dans César et Rosalie (1972, avec le même Sami Frey ici accompagné de Romy Schneider et Yves Montand). Les héros de Sérieux comme le plaisir (1975), filmés par le critique Robert Benayoun, vivent également leur amour à trois. Ici, Jane Birkin se partage entre Richard Leduc et Georges Mansart.
Mais c’est vraisemblablement François Truffaut qui l’a évoqué avec le plus de pudeur dans deux films qu’il a tirés de l’œuvre d’Henri-Pierre Roché, Jules et Jim (1961) et Les deux Anglaises et le continent (1971). Une femme entre deux hommes pour le premier (Jeanne Moreau, Henri Serre et Oskar Werner), un homme entre deux femmes pour le second (Jean-Pierre Léaud, Kika Markham et Stacy Tendeter), à chaque fois l’amour est vécu à trois mais rien ne prouve que les trois amoureux partagent en même temps le même lit (voir ce que je disais plus haut à propos de Design for a Living).
Je pourrais également citer une séquence qui m’avait fortement étonné lorsque j’étais enfant et que je découvrais Giù la testa/Duck You Sucker (1971, Il était une fois la révolution, Sergio Leone). Dans un flash-back du temps où le héros, James Coburn, était encore en Irlande, une jeune fille (Vivienne Chandler) embrassait le fringant dynamitero et son copain (David Warbeck) à tour de rôle.
Ménage à trois est sans doute un grand mot quand il s’agit d’une comédie familiale comme La cuisine au beurre (1963, Gilles Grangier). Quoique. Fait prisonnier en Allemagne pendant la guerre, Fernandel revient dans son restaurant pour apprendre que le nouveau patron (Bourvil) a délaissé la cuisine provençale au profit de la normande et qu’il s’est, en prime, octroyé les faveurs de la patronne. Laquelle se retrouve entre un mari qu’on lui a officiellement annoncé mort en captivité et un autre, tout aussi vivant, qui n’a pas laissé toutes ses mains dans les mêmes fourneaux.
Alors, entre nous, c’est vrai que, en matière de sexualité, Nagisa Oshima, Bernardo Bertolucci, Pier Paolo Pasolini, Catherine Breillat, Lars von Trier, Patrice Chéreau, Michael Winterbottom ou Gaspar Noé ont fait faire au cinéma de sacrés bonds en avant. Mais on aurait tort d’oublier tout ce qui s’est passé avant.