Cinquante nuances de gay
Si je vous dis que j’adore « Le salaire de la peur » et que je suis capable de le revoir régulièrement avec toujours le même plaisir, je suppose que vous me comprenez. Attention, je parle du vrai « Salaire de la peur », celui tourné en 1952 avec Yves Montand et Charles Vanel, pas le mauvais remake de William Friedkin (« Sorcerer ») que les critiques semblent avoir redécouvert il y a peu et sur lequel ils ne tarissent pas d’éloges alors que, franchement, c’est loin de vous donner des nuits blanches à force d’y penser.
Et il se passe quoi, me demanderez-vous, à chaque nouvelle vision du « Salaire de la peur » ? Et bien, une lecture très sexuée renforcée à chaque fois, et, comme un Dupont/Dupond, je dirai même plus, une lecture très homosexuelle. Une histoire d’amour fulgurante entre deux mecs où l’on retrouve le coup de foudre, l’idylle, l’aventure à deux, la déception, la dispute et la réconciliation finale.
Tout travail mérite le salaire de la peur
L’histoire débute dans un bled paumé d’Amérique latine (« Las Piedras, ville sans espoir », lit-on dans la bande-annonce) où une bande d’Occidentaux désœuvrés traîne sa misère et son chômage et rêvasse au Corsario negro, le troquet du coin tenu par Dario Moreno. « Le Guatemala n’existe pas, déclarait Georges Arnaud au début du roman dont est tiré le film. Je le sais, j’y ai vécu. » Et ce Guatemala-là n’existe tellement pas, retracé à merveille quelque part dans le Gard, qu’on y croirait. Clouzot rajoute ici ou là un interprète noir, ici Darling Legitimus, la grand-mère de Pascal, qui sert au Corsario negro. Là, une jeune Noire nue qui prend une douche en plein air et qui soudain s’affole parce qu’une mygale vient se balader à ses pieds.
Dans ce no man’s land où l’on accède en graissant la patte au douanier, le Corse Mario (Yves Montand), de Propriano mais qui a vécu à Paris, cohabite avec le maçon italien Luigi (Folco Lulli, une merveille de bonne humeur au capital sympathie très élevé).
Mario fait les yeux doux à Linda, la serveuse du bar (Véra Clouzot). Véra Clouzot que son cinéaste de mari prend plaisir à filmer à quatre pattes, tantôt la caméra plongeant dans son décolleté, tantôt sur ses fesses. Clouzot n’hésitera pas, deux ans plus tard, à la montrer nue sous une chemise de nuit transparente dans « Les diaboliques », dans lequel débutait un certain Johnny Hallyday. Mais cela est une autre histoire.
L’arrivée de Jo (Charles Vanel) en costume immaculé — Jo pour les intimes, précise-t-il en regardant droit dans les yeux Mario, Monsieur Jo pour les autres — ressemble à un coup de foudre.
Coup de foudre
Mario n’a plus d’yeux que pour Jo, délaissant même Linda pour lui. Le plan est d’ailleurs remarquable. Jo propose à Mario d’aller se faire couper les cheveux ensemble mais Mario, gêné, explique qu’il a rendez-vous avec Linda. Qui arrive, toute pimpante dans une jolie robe. Agacé, Mario la suit en bougonnant tandis qu’au plan suivant, on retrouve Jo chez le coiffeur. Face à lui, le miroir reflète ce qui se passe dans la rue et, amusé, Jo suit une engueulade entre Linda et Mario et la baffe que ce dernier envoie à la jeune femme. Le sourire affiché par Jo quand il sort de la boutique en dit long sur ses pensées. Les deux hommes s’enfoncent dans leur stature d’aventuriers, pas du tout intéressés par les femmes. Et même préoccupés que par eux-mêmes. Tout, dans leurs échanges, parle d’amour sans y avoir l’air. D’amour entre hommes qui n’ont pas envie de se soucier des femmes.
Combat de boue
En se baladant avec Mario, Jo est aspergé d’eau boueuse par une voiture. Filmée en gros plan, la main de Mario essaie de nettoyer le vêtement tandis que Jo, confortablement installé sur le lit, attend. Mario ne parvenant pas à rendre au tissu sa blancheur, propose à Jo d’emprunter un pantalon à son colocataire Luigi. Qui, en rentrant de son boulot, fait une vraie scène de jalousie parce que Mario le délaisse. Résultat des courses : Mario quitte le logement en ne récupérant qu’un seul souvenir, un ticket du métro parisien (alors que le mur de sa chambre est constellé de photos de filles à poil), et va s’installer dans la chambre de Jo.
Le sujet officiel du film, le transport de nitroglycérine qui doit être acheminée par deux camions sur des routes cahoteuses pour éteindre le feu qui a pris dans un puits de pétrole, n’arrive qu’au bout d’une heure. Comme si le réel sujet, celui qui intéresse davantage Clouzot, était cette relation quasi homosexuelle née entre les deux héros. Donc, voici nos deux compères, Mario et Jo, qui s’installent dans un camion tandis que Luigi s’associe à Bimba (Peter Van Eyck) pour conduire le second. Tous savent qu’à la moindre secousse ils peuvent se volatiliser dans les airs. S’envoyer en l’air, pourrait-on écrire. Et c’est là que démarre la déception de Mario quand il s’aperçoit que Jo, le grand Jo, Monsieur Jo le caïd, n’est en fait qu’une mauviette, tremblant de peur. Et qu’il n’en a pas du tout, mais vraiment pas du tout envie de s’envoyer en l’air, fût-ce avec son pote Mario.
Le persiflage est suivi d’engueulades, de coups bas puis du drame : dans une mare de pétrole, la roue du camion conduit par Mario écrase la jambe de Jo. C’est l’heure de la réconciliation : Jo, souffrant le martyr, se calant contre Mario qui s’efforce de le tenir réveillé tandis qu’ils s’approchent du puits de pétrole. Qu’est-ce que je vous disais ? Le coup de foudre, l’idylle, l’aventure à deux, la déception, la dispute et la réconciliation finale. Une très belle histoire d’amour entre mecs qui se chevauche avec un magnifique film d’aventure.
Je confirme ! « Le salaire de la Peur », c’est le coup de foudre à la nitro. Mais on peut dire qu’ils ont l’amour vache ces deux-là, le plus jeune en faisant voir de belles au plus vieux. On comprend bien, grâce à la photo publiée plus haut, qu’il n’ont que faire de la beauté d’ébène qui se douche nue juste dans leur dos. Elle n’a peut-être pas le tralala de Suzy Delair, ou le décolleté de Vera Clouzot, on en serait baba pour moins que ça. Mais pas eux… Finement analysé, je dois bien reconnaître.