Hold-up sous masques
Certains scénarios ressemblent à des héros de westerns ou de polars. Ils sont costauds et coriaces, ont le cuir tanné et la vie dure. Il en est de ces scripts comme des baroudeurs : ils peuvent traverser les années et les intempéries, on les retrouvera quarante ans après toujours aussi vigoureux et séduisants. Inoxydables.
De quoi je parle, êtes-vous en train de vous demander ? D’un scénario particulier, écrit par George Bruce et Harry Essex et tourné en 1952 par Phil Karlson sous le titre « The Kansas City Confidential », traduit en français par « Le quatrième homme ». Un bon petit polar nerveux comme on les aime, filmé par un cinéaste capable du meilleur comme du pire, ici du meilleur, et qu’on retrouvera en 1959 à l’origine de la série TV The Untouchables (Les incorruptibles), avec Robert Stack dans le rôle d’Eliot Ness.
Rowland le cogneur
Bon revenons à ce fameux scénario du « Quatrième homme ». Il est dû à George Bruce qui, à part une participation à un western de Fritz Lang, n’a rien écrit de bien fameux, et à Harry Essex, scénariste et réalisateur dont le vrai titre de gloire est d’avoir signé la première version de I, the Jury (1953, J’aurai ta peau), adaptée du teigneux Mickey Spillane. Le scénario de Bruce et Essex s’inspire d’une histoire de Harold Greene et Rowland Brown, elle-même tirée, d’après le générique, d’un fait réel. Pourquoi mentionner tous ces noms ? Parce que de tous, c’est Rowland Brown qui mérite le plus qu’on s’arrête un instant sur son cas.
Brown était, au tout début des années trente, un auteur sur qui l’on pouvait miser gros. Capable de trousser une histoire sérieuse et corrosive, avec ce qu’il faut de coups bas, de filles à la redresse et de héros imposants. Un mec qui n’avait pas froid aux yeux et qui n’hésita pas à foutre son poing dans la gueule d’un producteur qui l’avait cherché. Et qui le vira (l’histoire ne dit pas de qui il s’agissait et les rumeurs vont bon train à ce sujet). Ce qui, il faut bien l’admettre, gela l’activité de Rowland Brown aussi sûrement que s’il s’était retrouvé en plein Quaternaire, à l’époque des glaciations. Cette réputation de cogneur mise à part, on a tout dit à son sujet : qu’il était un petit peu trop proche des gangsters pour pondre des scénarios aussi efficaces à leur sujet. Qu’il était communiste, ivrogne, etc. Bref, qu’il n’était pas fréquentable du tout ce qui, à Hollywood, est finalement un bon point.
Comme en plein déconfinement
De qui vient l’originalité du « Quatrième homme » ? Qu’elle soit de Brown, Greene, Bruce ou Essex, peu importe, elle est bien présente. Et elle fit long feu. Le film démarre en effet sur un homme qui, préparant le hold-up du siècle, choisit pour le commettre trois hommes qui ne se connaissent pas et ne se connaîtront jamais vu qu’ils portent tous un masque sur les yeux. Comme ça, en cas de pépin, personne ne pourra dénoncer ses acolytes. On a l’impression que le hold-up se produit en plein déconfinement.
L’idée est tellement géniale qu’elle fut réutilisée dans « L’affaire Thomas Crown » en 1968, où Steve McQueen procédait de la même manière. Dans le remake de ce film, en 1999, les braqueurs portent tous le même costume, adapté d’un tableau de Magritte, ce qui les rend inidentifiables par la police. Mais le plus bel exemple de recyclage du scénario du « Quatrième homme » reste bien sûr l’époustouflante version qu’en livre Quentin Tarantino dans « Reservoir Dogs » (1992). Personne n’a oublié ses immortels Mr Pink, Mr White, Mr Orange, Mr Blue, Mr Blonde et Mr Brown, pour lequel le cinéaste n’a jamais cherché à cacher ses influences.
Bon, une fois qu’on a ce point de départ, faut bien sûr en faire quelque chose. « Le quatrième homme » renvoie finalement à cette belle sentence du poète britannique Robert Browning, entendue dans « The Lost City of Z » : « Il faut vouloir saisir plus qu’on ne peut étreindre, sinon pourquoi le Ciel ? » Désolé de ramener ce beau questionnement spirituel dans le domaine plus terre-à-terre de l’argent. Mais, entre nous, les gangsters du « Quatrième homme », avec le million 200 000 cash qu’ils ont soutiré à une banque de Kansas City, ont rêvé et désiré beaucoup plus de pognon que n’en pouvaient contenir leurs petits porte-monnaie. Et, dans ce cas-là, le Ciel ne les a pas spécialement aidés, ce qui ne surprendra personne.
Phil Karlson connaît les ficelles
Ce qui me semble une bonne conclusion pour ce sympathique polar de série B bien ficelé par Phil Karlson, dans lequel John Payne, futur interprète de quelques beaux westerns signés Allan Dwan, côtoie Lee Van Cleef dans une de ses premières apparitions au cinéma et les patibulaires Jack Elam et Neville Brand, très inspirés dans leur rôle habituel de crapule.