Un cinéaste sur son 31
J’ai toujours aimé cette séquence. Apprenant que l’assassin qui terrorise Paris sous le nom de M. Durand aurait trouvé refuge dans une petite pension de famille, un détective décide de s’y installer en se faisant passer pour un pasteur. Ce qui fait dire à la patronne de l’hôtel : « Dans les rues de Montmartre, on trouve moins de pasteurs que de pouffiasses. Je veux dire plus d’âmes égarées que de ministres du culte. » Mais je m’égare. Devant le pasteur, donc, à tour de rôle, chacun des pensionnaires se présente et quand arrive le tour d’une romancière d’un âge plutôt avancé qui donne son nom au nouvel arrivant, un ex-médecin militaire de la coloniale se croit obligé d’ajouter : « une vraie jeune fille » pour souligner, bien entendu, qu’elle est encore vierge.
On aura reconnu l’extraordinaire « Assassin habite au 21 » de Clouzot, sorti en 1943, et la scène vaut tout autant par sa manière d’être filmée que pour ses interprètes. La vieille fille/vraie jeune fille, c’est Maximilienne et, surtout, l’acariâtre (et moqueur) militaire, c’est le fabuleux Noël Roquevert. Dans mon souvenir, la caméra s’attardait sur chacun des pensionnaires et, quand arrivait le tour de Maximilienne, Roquevert surgissait à l’écran et venait subitement squatter le plan en ricanant. En fait, grâce à un DVD, j’ai revu la séquence et la caméra filme les pensionnaires en plan général. Lesquels se présentent à tour de rôle au nouveau venu. Quand se présente Mademoiselle Cuq, Maximilienne donc, qui a au cours du dialogue précédent précisé à plusieurs reprises qu’elle était une vraie jeune fille, Roquevert ne fait que s’avancer d’un pas pour préciser : « Une vraie jeune fille. » L’impression est telle qu’on ne voit plus que lui.
Clouzot et ses acteurs
On l’aura compris, les acteurs sont l’élément phare de « L’assassin habite au 21 » mais pas le seul. Citons-la, cette belle collection d’excentriques tels que les aimaient les historiens du cinéma Raymond Chirat et Olivier Barrot qui leur ont consacré quelques beaux ouvrages. Ils sont, comme dans n’importe quel disque de qualité, à l’image des requins de studio qui donnent le ton, accélèrent le rythme, placent un riff au bon endroit et au bon moment.
Le commissaire Wens qui mène l’enquête, de son vrai nom Wenceslas Vorobeïtchik, a la componction et l’ironie de Pierre Fresnay. « Patient et circonspect », se décrit-il. L’acteur est un habitué du personnage né sous la plume de l’écrivain belge Stanislas-André Steeman. En effet, Pierre Fresnay incarnait déjà Wens dans « Le dernier des six » (1941) de Georges Lacombe, scénarisé déjà par Henri-Georges Clouzot. Sa copine, Mila-Malou — elle est présente dans « Le dernier des six » et « L’assassin » —, la tonitruente, la trépidante, la pétulante, pour tout dire l’enquiquineuse Mila-Malou, c’est Suzy Delair. Qui a soufflé les bougies de son 101e printemps le 31 décembre dernier. Et qui, pour revenir à la délicieuse Mademoiselle Cuq, déclare à cette dernière : « À votre âge, les carottes sont cuites alors que les miennes ne sont pas encore épluchées. »
Dans la pension, on se délecte de l’animosité ironique qui sépare le déjà cité Noël Roquevert, le fakir indolent incarné par Jean Tissier et le vieil artisan susceptible qu’est Pierre Larquey. Il faudrait encore citer le mauvais garçon, Raymond Bussières, qui, perché sur son lampadaire, emmerde les gendarmes, là-haut, là-haut, oui il emmerde les gendarmes et la maréchaussée et la maréchaussée. Une chanson entrée dans toutes les oreilles depuis. Mais sans doute oubliée aujourd’hui. Face à lui, en flic débonnaire, Gabriello ne sait comment le faire dégringoler de son perchoir. Et, si l’on en croit wikipedia, Yves Montand et Daniel Gélin font de la figuration dans le film. Faut avoir l’œil pour les reconnaître.
Des vrais seconds rôles
Tous les autres pensionnaires, le commissaire, les flics, le valet de chambre de la pension qui siffle comme une perruche (Natol, un habitué des cirques où il présentait son numéro), le clodo qui a gagné à la loterie (René Génin), la fille qui se plaint d’attraper « un rhume de cerveau par les cuisses », tous devraient être mentionnés tant le cinéma de cette époque savait donner la part belle aux seconds rôles et aux troisièmes couteaux. Et chacun avait quelque chose à défendre et donnait de la couleur à son personnage, aussi fugitif soit-il. Citons encore cette femme (Sylvette Saugé) qui, dans le bistrot où démarre l’action, apprend que le clochard qu’elle a dédaigné en entrant vient de toucher le gros lot. Quand il décide de partir, elle lui propose de le raccompagner. Je n’ai pas besoin de nourrice, déclare en ricanant René Génin, le clodo. Dommage, j’avais de quoi, rétorque la dame en écartant son manteau pour montrer son chemisier bien rempli. Pas fou, Génin répond : « Je suis sevré ». Dans ce dialogue bien écrit, chaque ligne pourrait être une bonne chute et conclure l’échange. Mais elle en amène une autre qui en amène une autre, laissant le spectateur à bout de souffle quand débute la séquence suivante.
Des capitaux étranges
« L’assassin habite au 21 », comme l’était déjà « Le dernier des six », est produit par la Continental, une firme à capitaux allemands chargée de mettre au pas la cinématographie française sous l’occupation, et dont sortit, malgré tout, une quantité de films très estimables qui savaient contourner la censure. À part dire que les rues sont sombres et peu sûres, Clouzot provoque moins les autorités allemandes — et les résistants — que dans son film suivant, « Le corbeau », qui traite des lettres anonymes. Et qui ose cette séquence mémorable dans laquelle on retrouve Pierre Fresnay et Pierre Larquey. Vous croyez que le Bien, c’est la lumière et que l’ombre, c’est le Mal, ironise Larquey en balançant d’un geste l’ampoule qui pend au plafond, mais où est l’ombre, où est la lumière ? Ce qui valut quelques ennuis au cinéaste à la Libération.
On s’en rendra compte dans la suite de la carrière de Clouzot : il ne portait pas dans son cœur ses contemporains et condamnait souvent leur médiocrité. Ici, la comédie se fait féroce. C’est le personnage joué par Larquey qui a les pieds sales et qui dit avoir passé du temps dans la salle de bains pour se disculper d’un meurtre. C’est la bêtise du supérieur hiérarchique de Wens (Louis Florencie) qui cherche à s’attribuer les mérites de l’enquête de son inspecteur.
Têtes de coupables
Le sarcasme est encore présent quand Clouzot montre comment un « conseil amical » se transforme en ordre quand il descend les échelons. Le ministre donne quinze jours au préfet de police pour trouver l’assassin, en l’appelant par son prénom. Le préfet convoque le directeur de la police judiciaire et lui donne huit jours pour résoudre l’affaire. Le directeur hurle devant le commissaire qu’il ne dispose que de quatre jours pour tout boucler. La caméra arrive dans le bureau de Wens où un carton écrit de sa propre main indique que « si dans deux jours, M. Durand n’est pas arrêté », Wens sera balancé. Il n’est pas fou, il connaît bien les rouages de son administration. Et que dire de cette répartie ? Mila-Malou se rêve cantatrice. Suzy Delair montre d’ailleurs qu’elle a du coffre et une belle voix. Elle explique à un producteur qu’elle a failli trouver un rôle à l’Opéra-comique mais qu’on a trouvé qu’elle était trop douée pour cela. « Au moment où j’allais entrer par la grande porte… », soupire-t-elle et le producteur répond du tac au tac : « … vous êtes sortie par la petite. » Ou le petit malfrat (Raymond Bussières) qui avoue à Wens qu’il lui fait confiance, comme à sa sœur. Elle vous ressemble, explique-t-il en substance, elle aime son boulot. Quand le flic, intéressé, s’enquiert dudit boulot de la sœur, il obtient comme réponse : « Elle est taulière à Clermont. »
C’est surtout cette ironie constante et cette misanthropie déclarée — elle est présente dans tous les dialogues de Noël Roquevert — qui donnent tout son sel et son piquant à cette comédie poivrée. Tant « L’assassin » nous rend gourmets des bonnes choses. Oui, cet assassin habitait donc au 21 et, pour ce faire, Clouzot lui se mettait sur son 31. Car il n’avait en tout et pour tout que réalisé un court-métrage, « La terreur des Batignolles », et des versions françaises de films allemands. « L’assassin habite au 21 » est son premier vrai film, auquel succéderont une belle série de chefs-d’œuvre : « Le corbeau », « Quai des Orfèvres », « Manon », « Le salaire de la peur », « Les diaboliques ». Respect.