L’homme qui prenait son temps
Le XXe siècle fut celui de l’homme pressé. Paul Morand donna même ce titre à un roman paru en 1941, adapté au cinéma en 1977 par Édouard Molinaro, avec Alain Delon dans le rôle. Précisons que le texte de Morand n’a rien à voir avec le film « Un homme pressé », joué par Fabrice Luchini.
Pourquoi parler de tout cela ? Parce que Michel Piccoli, cet immense acteur qui vient de disparaître à l’âge de 94 ans, était, quant à lui, tout sauf un homme pressé. Il prit son temps pour arriver à la célébrité au cinéma : c’est en enchaînant « Belle de jour » (1966), « Benjamin ou les mémoires d’un puceau » (1967), « La chamade » (1968) et « Les choses de la vie » (1970) qu’il devint l’archétype du bourgeois séducteur, d’autant plus séducteur que, dans ces quatre films échelonnés sur cinq ans, il tenait dans ses bras les deux plus grandes beautés du cinéma français de l’époque, Catherine Deneuve et Romy Schneider. Piccoli avait, à l’époque, entre 41 (en 1966) et 45 ans (en 1970).
De la même façon, ce grand comédien qui côtoya les plus grands textes au théâtre et les plus grands cinéastes à l’écran eut à son tour envie de réaliser son propre film. Après deux courts-métrages tournés en 1991 et 1994, il attendit d’avoir, en 1997, 72 ans pour se lancer dans son premier long-métrage en tant qu’auteur. L’étonnant « Alors voilà », qui ne ressemblait pas à grand chose de connu jusqu’alors, fut suivi, cinq ans plus tard, par « La plage noire ». Il prouvait là, un peu tard certes mais qu’importe, qu’il avait quelque chose à dire et à montrer.
N’avait-il pas lui-même été à plusieurs reprises l’interprète de Manoel de Oliveira, sublime cinéaste portugais qui tourna des films jusqu’à l’âge de 104 ans ?
Je me souviens que, peu après mon arrivée à Lyon, j’avais été voir Michel Piccoli au Cinéma Opéra, pour la présentation d’un de ses films (je pense qu’il s’agissait du « Mépris » de Godard). Courtois, l’acteur répondait avec beaucoup de réserve aux questions du public. Un homme leva soudain la main. Il était un grand admirateur de Belmondo, était comme lui boxeur et voulait faire carrière au cinéma. Michel Piccoli pouvait-il l’aider et, surtout, en parler à Bébel ?
Il y eut dans la salle un moment de silence gêné. Piccoli ne se démonta pas et, toujours courtois tout en montrant qu’il prenait des distances avec cette intervention, il répondit avec beaucoup de gentillesse. Un vrai pro.
La dernière fois que je l’ai vu, c’était lors de la campagne présidentielle de 2012. Michel Piccoli était venu soutenir François Hollande lors d’un meeting. Il semblait fatigué mais jouissait toujours d’une présence extraordinaire.
Au vu de sa très longue filmo, chacun a le droit de préférer son Piccoli. Pour moi, vient en premier « Le mépris », sublimé par la musique de Georges Delerue et les fesses de BB (« et mes fesses, tu les aimes mes fesses ? »). Suivi des films de Claude Sautet (« Les choses de la vie », « Max et les ferrailleurs »), ceux de Luis Buñuel (surtout « Le journal d’une femme de chambre » et « Belle de jour ») et ceux de Marco Ferreri.
Michel Piccoli affamé
Alors au sommet de sa gloire, il n’hésita pas à braver le scandale en jouant, dans « La grande bouffe », ce bourgeois qui se suicide en bouffant et qui meurt en pétant. Et, dans « Touche pas à la femme blanche », curieux western tourné dans les Halles de Paris, il incarnait Buffalo Bill lui-même. Et que dire de ce prolo qui, dans « Themroc », ne s’exprime que par borborygmes et retourne à l’Âge des cavernes en creusant un trou dans la façade de son HLM ?
Il fut aussi un troublant Dom Juan à la télé pour Marcel Bluwal, aux côtés de Claude Brasseur en Sganarelle. Et ajoutons encore ce pauvre et sympathique Monsieur Dame dans le génial « Demoiselles de Rochefort » de Jacques Demy, dont le nom ridicule lui avait fait perdre l’amour de sa promise (Danielle Darrieux), qui refusait de porter le nom de Madame Dame.
Le séducteur quadra n’hésitait plus à prendre des risques. Ayant acquis, on l’a dit, l’image du grand bourgeois, il s’amusa à en montrer tous les travers : il tombait amoureux d’une poupée gonflable dans « Grandeur nature » de Luis Garcia Berlanga, se partageait entre lubricité et assassinats dans « Le trio infernal » de Francis Girod, trucidait son prochain tout en léchant les pieds de sa maîtresse dans « Les noces rouges » de Claude Chabrol, etc.
Un immense du cinéma
Lui qui avait mis tant de temps à se créer un visage auprès du public (pas pressé, le mec, on vous l’a dit) se mit à être partout, dans une quantité impressionnante de films impressionnants. Et quand on suit son parcours, qu’on voit passer les noms de Jean Renoir, Luis Buñuel, Alfred Hitchcock, Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Melville, Henri-Georges Clouzot, Claude Sautet, René Clair, Claude Chabrol, Alain Cavalier, Marco Ferreri, Jacques Demy, Jacques Rozier, Costa-Gavras, Alain Resnais, Agnès Varda, Peter Ustinov, Roger Vadim, Mario Bava, Alain Cavalier, Jacques Brel (Piccoli joua dans « Far West », un des rares films réalisés par le chanteur), Louis Malle, Marco Bellocchio, Bertrand Tavernier, Ettore Scola, Jacques Rivette, Youssef Chahine, Manoel de Oliveira, Bertrand Blier, Theo Angelopoulos, Raoul Ruiz, Otar Iosseliani, Léos Carax, Nanni Moretti et tant d’autres, on se dit que cette longue liste forcément réduite, toutes générations confondues, tous styles confondus, Nouvelle et Ancienne Vagues, Français et étrangers, grands auteurs au public restreint et cinéastes plus populaires, on se dit que, oui, Michel Piccoli était une belle incarnation du cinéma, tel qu’il s’est produit de 1945 à 2015. Un homme qui a pris son temps pour faire de très belles choses.