Quand meurent les légendes
Il était immortel, Kirk, et sa mort crée un sentiment de mensonge : non, c’est pas possible, on n’y croit pas. À 103 ans — il en aurait eu 104 en décembre prochain -, vous me direz que c’est un petit peu normal. Vous me direz aussi que Olivia De Havilland va célébrer ses 104 ans en juillet prochain, si le dieu du cinéma le permet. Et que Norman Lloyd, le mec qui dans « Cinquième colonne », le film de Hitchcock, est retenu par la manche (qui craque) et se trouve précipité du haut de la statue de la Liberté, est lui aussi toujours en vie et qu’il aura 106 ans en novembre.
Bon, on n’est pas là pour faire l’appel des vivants et des morts mais pour clamer tout le bien que l’on pense de Kirk Douglas. Né dans l’état de New York, ce fils d’un chiffonnier biélorusse dut toute sa jeunesse se battre pour s’imposer : parce qu’il était pauvre et juif, on ne voulut pas toujours de lui. C’est en étudiant le théâtre à l’American Academy of Dramatic Arts de New York qu’il fait la connaissance de la future Lauren Bacall, laquelle lui permettra d’accéder au cinéma en le recommandant à un producteur. Son premier film sera « L’emprise du crime » en 1946 et il ne va plus arrêter.
Le Kirk à l’ouvrage
On ne peut se permettre de détailler toute sa carrière, tant elle est immense. Comment oublier Kirk Douglas dans « Spartacus » (1960) de Stanley Kubrick, critique de l’impérialisme américain mis ici en parallèle avec celui des Romains ? Douglas produit le film avec sa société Bryna (du nom de sa mère). Il fait pour cela adapter le roman d’un écrivain communiste, Howard Fast, et impose comme scénariste le non moins communiste Dalton Trumbo, alors mis à l’écart par les maccarthystes. Sur ce film, Trumbo peut enfin signer de son propre nom et non utiliser un pseudonyme comme il l’a fait depuis qu’il a été mis sur la liste noire. Deux mois plus tard, Otto Preminger suivra la brèche ouverte par Kirk Douglas et fera lui aussi apparaître au générique de son « Exodus » le nom de Trumbo.
Kirk incarne aussi le dangereux et souriant homme d’affaires de « La griffe du passé » (1947), face au tout aussi génial Robert Mitchum. Il est le boxeur du « Champion » (1949), le journaliste chasseur de scoops du « Gouffre aux chimères » (1951), le sympathique trappeur de « La captive aux yeux clairs » (1952) que l’on ampute d’un doigt, le féroce producteur des « Ensorcelés » (1952), l’intrépide marin pochetron de « Vingt mille lieues sous les mers » (1954), le courageux Ulysse dans l’adaptation de l’Odyssée faite par Mario Camerini en 1954, le cowboy de « L’homme qui n’a pas d’étoile » (1955), de « La rivière de nos amours » (1956) et du « Dernier train de Gun Hill » (1959), le peintre à l’oreille tranchée de « La vie passionnée de Vincent Van Gogh » (1956), le dentiste poivrot et tubar Doc Holiday dans « Règlements de comptes à OK Corral » (1957), le défenseur des fusillés pour l’exemple, pendant la guerre de 14, des « Sentiers de la gloire » (1957), le terrible Einar des « Vikings » (1958), l’amoureux de Kim Novak dans le touchant « Liaisons secrètes », etc. On le retrouve encore dans les années soixante aux génériques de « Seuls sont les indomptés », « Sept jours en mai », « Paris brûle-t-il ? », « L’arrangement » puis, en 1970, du « Reptile » de Mankiewicz.
Le grand talent de Kirk Douglas est de n’avoir jamais incarné de personnages tout d’une pièce. Il pouvait être gentil ou méchant, parfois les deux. Il débordait des cadres que nous imposaient habituellement le classicisme hollywoodien. Même lorsqu’il incarnait un rude gaillard, pensons par exemple au Viking éborgné, le public était à ses côtés tout en espérant tout de même que le plus frêle Tony Curtis sorte vainqueur.
Nous, gamins, on l’adorait, le Kirk, on aimait sa fossette, sa coiffure en arrière, son regard d’acier, son sourire de vainqueur, même lorsque, tel Spartacus, il semblait avoir perdu la partie. On le regardait à la TV et, les yeux fermés, on aurait reconnu entre toutes sa voix française, celle de Roger Rudel. Dès que Rudel doublait un autre acteur américain, on se disait : « C’est la voix de Kirk Douglas » et l’autre type, l’inconnu, n’existait plus. Plus tard, en redécouvrant les films de Douglas lors de ressorties au cinéma, on a découvert sa vraie voix américaine, qui avait peu de choses à voir avec celle de Rudel.
De gaité de Kirk
Les années ont passé, le grand Hollywood était loin derrière lui et les derniers rôles de Kirk, jusqu’en 2008 avec le téléfilm « Meurtres à l’Empire State Building », ne furent pas à la mesure de son talent. C’est ainsi qu’on le retrouve en 1991 dans « L’embrouille est dans le sac », improbable remake du « Oscar » de Louis de Funès et qui, malgré la signature du toujours sympathique John Landis, reste bien un insondable nanar. Dans le genre inouï, on le retrouve aussi en 1991 partageant l’affiche avec Richard Bohringer et Marie Fugain dans « Veraz », du Français Xavier Castano. Après tout, Kirk avait déjà été le partenaire de Marlène Jobert dans « Les doigts croisés », en 1971, mais ça avait une autre gueule.
Non content d’avoir transmis le flambeau durablement à son fils Michael qui lui ressemble tant, Kirk Douglas continua aussi à se produire sur scène, malgré sa très prolifique carrière sur grand écran. Si l’on sait que c’est Michael Douglas qui produisit « Vol au-dessus d’un nid de coucous » en 1975, on sait moins que c’est Kirk qui créa sur scène le rôle plus tard dévolu à Jack Nicholson. Kirk qui, tellement entiché du sujet, en avait acheté les droits qu’il céda ensuite à son fils. Et si, en 1975, il ne put reprendre le rôle, c’est qu’il se jugeait trop vieux.
Kirk Douglas resta toute sa vie engagé politiquement, jusqu’à récemment où il disait de Donald Trump tout le mal qu’il pensait de lui. En 1972, est sorti un film au titre prémonitoire : « Quand meurent les légendes ». Il était interprété par Richard Widmark et n’a rien à voir avec la carrière de Kirk Douglas. Non, vraiment rien. Sauf qu’aujourd’hui, le film semble parler de Kirk et lui rendre hommage.
Et la version revue et corrigée par Antoine de Caunes et José Garcia :