Le cinéma et rien d’autre
On a appris la disparition, ce 25 mars 2021, du cinéaste Bertrand Tavernier, à l’âge de 79 ans. Ce n’est un secret pour personne, Bertrand Tavernier était Lyonnais. Outre ses trois fleuves — Rhône, Saône et Beaujolais —, son saucisson et ses bouchons, sa ville est connue pour ses traboules, passages secrets qui mènent d’un point à un autre et dont l’accès est à présent rendu inaccessible par des codes et des interphones.
Tavernier lui-même pourrait être comparé à une traboule dont la porte était grande ouverte. Mais, avant d’expliquer pourquoi, il faut déjà se faire une raison. On ne l’entendra plus parler de cinéma à la télé, à la radio ou au festival Lumière de Lyon. « T’entends ça, l’oiseau ? » ont immédiatement pensé les incrédules, reprenant à leur compte la légendaire ligne de dialogue de Gaston Modot dans « Les enfants du paradis ». Oui, t’entends ça, l’oiseau ?
Bertrand Tavernier, la même chose !
De la même manière que ces allées traversantes ont fait la célébrité de Lyon, Tavernier a permis de multiples passages vers ce qui fut et resta sa grande passion, le cinéma. C’est banal de dire de quelqu’un qu’il est un passeur. Tavernier le fut et c’est le mot qui convient le mieux pour décrire sa cinéphilie. De la même façon que le promeneur curieux qui emprunte une traboule ne sait pas forcément où il va ressortir, les cinéphiles qui écoutaient Tavernier découvraient avec plaisir un cinéaste inconnu, un film oublié et des anecdotes. Celles-ci ponctuaient toujours ses interventions qui étaient tout sauf pompeuses et pompantes. Il fallait alors entendre rire Bertrand quand lui revenait à l’esprit une citation marrante, un fait étonnant survenu lors d’un tournage ou un souvenir glissé par une gloire de l’écran dans l’oreille du cinéaste-cinéphile.
Avec lui, même le plus féru, le plus savant des amateurs de cinéma apprenait toujours quelque chose. Il adorait partager sa passion et faire découvrir de grands films malheureusement perdus dans les oubliettes de l’Histoire officielle. Il fallait le voir à l’Institut Lumière de Lyon qu’il présidait quand, en 1992, il avait fait venir le vieux cinéaste Jean Devaivre (âgé de 80 ans), auteur de quelques merveilles telles que « La dame d’onze heures » (1948) ou « La ferme des sept péchés » (1949). Tous les spectateurs présents se souviennent de cette découverte. De l’émotion de Devaivre d’être ainsi applaudi et celle aussi de retrouver son interprète de « La ferme », Jacques Dumesnil, qui avait alors 89 ans et vivait dans la région lyonnaise. Plus tard, avec « Laissez-passer » (2002), Tavernier rendit un bel hommage à Devaivre.
Fidèle à sa ville, Bertrand Tavernier était le plus possible présent à toutes les manifestations organisées par son ami Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière et du festival du même nom. Et, devinez quoi ? C’est du cinéma dont il parlait, de ce cinéma de patrimoine qu’il adorait tant mais aussi de films contemporains et d’auteurs plus jeunes que lui.
« J’dis pas que t’aies tort mais j’dis pas que t’aies raison non plus »
Cet amour de Tavernier pour le cinéma se ressent ainsi jusque dans ses propres films. N’a-t-il pas, dès ses débuts de cinéaste, fait appel aux scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost ? Pour lui, ils signèrent à deux ou seul « L’horloger de Saint-Paul », d’après un livre de Simenon que Tavernier transpose dans sa ville de Lyon, « Que la fête commence », « Le juge et l’assassin » et « Coup de torchon ». Représentatifs de cette « qualité française » tant décriée dans un célèbre article de François Truffaut, Bost et Aurenche avaient été conspués par la Nouvelle Vague. Tavernier fit appel à eux car il appréciait visiblement le ton anarchisant des deux scénaristes. Que dire encore de la majestueuse prestation de Michel Galabru dans « Le juge et l’assassin » ? Beaucoup avaient définitivement rangé l’acteur du côté des nanars et de l’adjudant Gerber de la série des « Gendarmes ».
Tavernier rendit encore hommage au cinéaste italien Riccardo Freda, qu’il fit également venir à l’Institut Lumière, avec « La passion Béatrice » et « La fille de D’Artagnan ». Et que dire de sa participation en tant que scénariste au dernier film de José Giovanni, « Mon père » ?
Revenons un temps sur « Coup de torchon », géniale transposition du génial polar de Jim Thompson, « 1275 âmes ». Le changement de décor, du Texas à l’Afrique coloniale des années trente, donne au film une poussée extraordinaire. Au centre du scénario, un flic veule que tout le monde dénigre, joué à la perfection par Philippe Noiret, va prendre son courage à deux mains et se décider à une grande lessive. Autour de lui, des personnages hauts en couleurs et un casting extraordinaire : Isabelle Huppert, Stéphane Audran, Eddy Mitchell, Jean-Pierre Marielle, Guy Marchand, etc. Et des lignes de dialogue impeccables : « Comme disait Foch, claironne Guy Marchand, quand on est des lions, on n’a pas le droit d’être des moules. »
Formidable
« Formidable » était un qualificatif que cet amoureux de la pellicule utilisait souvent pour parler d’un mouvement de caméra, du jeu d’un acteur ou d’un plan réalisé par tel ou tel cinéaste. Et cet amour, car il s’agissait bien là d’un amour, n’était pas exclusif. Jamais Tavernier ne privilégia un grand cinéaste reconnu par tout le monde. Non, tous le passionnaient, les immenses et les obscurs, les maîtres et les sans-grades, en respectant certaine hiérarchie, bien sûr, mais sachant quoi qu’il en soit rendre grâce à des artisans tombés dans l’oubli.
Cette fascination pour les anciens — il fallait l’entendre parler de tous ces grands cinéastes qu’il avait rencontrés, de Walsh et Ford à Melville — se retrouve dans son film « Autour de minuit » dans lequel un jeune Français (François Cluzet) accompagne un grand jazzman échoué à Paris (Dexter Gordon). Image à peine déguisée de Tavernier lui-même et de sa filiation envers ses « Amis américains ». Qui est le titre d’une série d’entretiens entre lui et les grands anciens, publiée chez Actes Sud dans une collection dirigée par l’Institut Lumière.
Outre ses films — et quel plaisir de revoir « Coup de torchon », « Le juge et l’assassin », « Que la fête commence », « Capitaine Conan » ou son documentaire « Voyage à travers le cinéma français » —, il restera de Bertrand Tavernier ses nombreuses participations aux bonus de DVD (souvent, pour les westerns édités par Sidonis). L’entendre parler de Budd Boetticher, de George Sherman, de Robert Parrish ou du scénariste William Bowers qu’il adorait reste un régal.
Alors, pour la disparition du réalisateur de « La vie et rien d’autre », il semble logique de titrer cet article « Le cinéma et rien d’autre ». D’autant qu’il publia, il y a peu chez Actes Sud, un entretien avec Thierry Frémaux intitulé « L’amour du cinéma m’a permis de trouver une place dans l’existence ». Pourtant, en ce qui concerne Bertrand Tavernier, ce n’est pas tout à fait exact. Le cinéma, « cette fenêtre ouverte sur le monde » disait-il, fut c’est certain son principal centre d’intérêt. Mais ce curieux se passionna également pour le jazz, l’écriture – il dirigea même une collection d’auteurs de westerns chez Actes Sud —, sa ville de Lyon et la bonne bouffe. Et pour bien d’autres choses sans doute encore.
Il est étrange de se dire que cet homme, auteur de tant d’articles, de livres, de films ayant un début, un développement et une fin ait lui-même achevé son propre récit sans rien savoir de la fin de l’histoire, sans connaître l’issue de la crise sanitaire traversée depuis un an. T’entends ça, l’oiseau ?
Superbe hommage, très complet. En te lisant, on se rend compte à quel point le cinéma de Tavernier va nous manquer… Son œuvre est à voir et à revoir, je viens d’ailleurs de le faire avec « L’Horloger de Saint-Paul ». Son tout premier long. Tavernier y filme sa ville (Lyon, donc) et porte sur la société française un regard déjà féroce. Son humanisme transparaît également lors de la dernière séquence… Noiret/Tavernier : une inestimable collaboration… Je me souviens aussi du Tavernier cinéphile, notamment à travers la section bonus de nombreux dvd tels que « La Tombe De Ligeia » ou « Les 100 Fusils »…