Vous le voyez, le coucher de soleil, là, sur la plaine rougeoyante de l’Ouest lointain ? Avec ce type à cheval, vu de dos, qui galope vers son destin solitaire ? Il en va ainsi du cowboy, dans la plupart des westerns : un grand type frustre à la redresse, défenseur de la veuve et de l’orphelin à ses heures perdues — et le temps, il n’a que ça à foutre, le perdre ! Un gars sentimentalement pas très dégourdi qui va tomber amoureux sans oser lever le regard sur l’objet de ses désirs et repartir, pauvre cowboy solitaire, dans le soleil couchant.
Rio Bravo
C’est ainsi que chez nous, on voit le western. Mais foin des idées reçues ! Et si, finalement, quelques-uns de ces films étaient beaucoup plus sexués que ça ? Pas juste des types qui sentent la bouse et osent à peine penser au touche-pipi mais des mecs qui confondent l’arme qui leur pend à la ceinture avec celle qui valdingue entre leurs jambes et qui, quand ils sortent l’une pour s’en servir, pensent irrémédiablement à l’autre ?
Qu’est-ce qui peut nous mettre sur cette piste, demanderez-vous ? On a tous en mémoire John Wayne dans « Rio Bravo », rosissant devant la belle Angie Dickinson. Ou Alan Ladd, doué comme un manche dans la plupart de ses westerns quand il s’agit de faire du gringue à la demoiselle. Et pire encore, Charlton Heston dans « Will Penny le solitaire », qui va partager un cabanon avec une jolie épouse en fuite et son gamin et se rapprocher beaucoup plus du merdeux que de la femme. Parce que, dans son esprit, qui dit amour dit bain et des bains, franchement, un par an lui suffit bien. Voilà donc le cowboy qu’on nous a mis en tête quand, dans le folklore américain, il en va tout autrement.
Dans son excellent bouquin sur le journaliste américain Grover Lewis (« Freelance »), Philippe Garnier dépoussière une chanson texane de 1930 beuglée par un certain Jimmie Rodgers, « Pistol Packing Papa ». Qui joue tout au long de la rengaine sur les deux tableaux :
« Now girls, I’m just a good guy, and I’m goin’ to have my fun / And if you don’t wanna smell my smoke, don’t monkey with my gun! » Ou encore « My sweatheart understands me, she says I am her big shot / I’m her pistol packin’ daddy, and I know I’ve got the drop ».
Qui se traduit grosso modo par « Maintenant, les filles, j’suis juste un brave type et je vais prendre du plaisir / Et si vous ne voulez pas sentir ma fumée, déconnez pas avec mon calibre (…) Ma chérie me comprend, elle dit que je suis son gros coup / Je suis son papa au pistolet bien emballé et je sais que j’prends l’avantage ».
Vous voyez le topo : si les Ricains des années trente étaient capables d’entendre ça, les cowboys puceaux n’étaient bons que pour l’exportation. Un western contemporain de Jimmie Rodgers, « Frontier Marshal » (1939, « L’aigle des frontières ») d’Allan Dwan, est le second film à porter à l’écran la fameuse histoire de Wyatt Earp prête à entrer dans la légende, avec son règlement de comptes à OK Corral. Et que font-ils, ces cowboys qui débarquent dans les petits bleds de l’Ouest ? De l’étalonnage ! Parfaitement ! Wyatt Earp et Doc Holliday se rencontrent au comptoir d’un bar. Qu’est-ce que tu as, comme flingue ?, demande l’un. L’autre sort son canon. Earp sort le sien, le compare à celui de Holliday et lui dit : « Le mien est plus long ! » Point. Et le Doc n’insiste pas.
Howard Hawks saura se souvenir d’un tel concours de bites dans « Red River » (1948, « La rivière rouge »), dans lequel la même mésaventure survient à Monty Clift. Ce pauvre blanc-bec ne fait pas le poids face à John Ireland : le sien, de calibre, est définitivement plus petit. S’il en est un qui a su filmer les paysages dans ses westerns, c’est bien Hawks. Surtout le Grand Canyon ! Attention, je n’évoque pas ici le magnifique parc national de l’Arizona. Hawks n’a pas eu besoin d’aller traîner ses tiagues à Flagstaff : le Canyon, dans « The Outlaw » (1946, « Le banni »), que co-signe le milliardaire Howard Hughes, c’est dans le décolleté de Jane Russell qu’il se situe. Reprenons du début. Le riche Howard H., qui veut placer à l’écran sa nouvelle conquête, va chercher le talentueux Howard H. pour réaliser le film que le premier H.H. veut voler au second.
Deux hommes couchent avec la même femme mais ils aiment le même cheval.
André Bazin
Si vous ne suivez pas, c’est pas grave, car les deux Howard vont se tirer dans les pâtes (ils aimaient tous deux les spaghetti) pour la paternité du film et la découverte du Grand Canyon russellien. Car franchement, quand on regarde les photos du film, qu’est-ce qui saute le plus aux yeux ? Ce parc national que la belle dame cache à peine — vraiment à peine — dans son corsage. Pourtant, le résumé du « Banni » que donnait André Bazin prouvait que le grand critique n’avait pas été dupe : « Deux hommes couchent avec la même femme mais ils aiment le même cheval. » Jane Russell est, comme qui dirait, l’alibi du film puisque les deux cowboys en question, toujours Doc Holliday mais cette fois flanqué de Billy le Kid, se disputent vraiment un canasson, pour lequel ils sont prêts à s’échanger la nana. Ils carburaient à quoi, les mecs de l’Ouest ?
N’exagérons rien. Leur frustration a quelquefois été illustrée à l’écran. Repensez à ce dessin animé que Tex Avery a réalisé pour la MGM, « The Shooting of Dan McGoo » (1945), avec sa bagarre dans un saloon. Derrière le comptoir, un gros barman moustachu couvre de sa corpulence le tableau accroché au mur, représentant semble-t-il une femme nue allongée sur un sofa, dont n’émergent derrière le gros gars que la tête et les jolies jambes. Devant le barman, ça va se fracasser à tout va. Les verres de bière brisés passent dans tous les sens et les balles fusent. « Je ne bouge pas de là pendant tout le film ! » assure le bonhomme. Jusqu’au moment où il est contraint de se baisser pour éviter un projectile. Ainsi découvert, le tableau montre que la femme est tronçonnée en deux et, qu’entre la tête et les jambes, il n’y a que ce seul panneau : « I ain’t got no body », jeu de mot entre « Je n’ai aucun corps » et « Je n’ai personne ».
L’étrange incident
Avery a-t-il songé aux regards douloureux que Henry Fonda et son copain, cowboys crottés débarquant dans un saloon au début de « The Ox-Bow Incident » (1943, « L’étrange incident ») de William Wellman, lancent au tableau au-dessus du comptoir ?
Une fille, vêtue cette fois-ci, est allongée sur un lit tandis qu’un homme surgit de derrière un rideau et semble la surprendre dans une scène intime. Fonda et Harry Morgan ne peuvent détacher leur regard de cette croûte. Ils ont dû se taper des miles et des miles à dos de cheval. La femme est un désir et sa seule représentation suffit à les enflammer. « Tout va bien ? » leur demande le barman. « Ce type est lent », lance Fonda sans quitter des yeux le tableau.
S’il y en d’autres qui le sont pas, lents, c’est bien les bannis qui chevauchent dans « Day of the Outlaw » (1959, « La chevauchée des bannis ») d’André De Toth. Ces types ont traversé un désert de neige pendant un mois, alors qu’ils sont pourchassés. Ils parviennent dans un petit village du Wyoming et leur incursion au saloon, tandis qu’ils forcent les dames à danser avec eux, est filmée avec une tension formidable. Ces hommes n’ont pas vu de femmes depuis tellement longtemps que leur désir se lit clairement dans leurs yeux, dans leurs gestes, dans la façon qu’ils ont de se contenir, au bord de l’explosion. Chaque danse devient une bataille au cours de laquelle la femme est malmenée, son partenaire la bousculant dans tous les sens et essayant sans cesse de l’embrasser. Un des hors-la-loi, un Indien, se met face à l’une des femmes. « On ne danse pas ? » lui demande-t-elle, alors qu’il reste immobile. « Non, je veux vous regarder » répond-il. Ses yeux sont fous, ses mains tremblent, fébriles, alors qu’il la tient par les épaules. Jack Lambert, l’un des méchants, reconnaissable à sa sale trogne, saisit la jolie Tina Louise, la secoue un petit peu avant de la coincer contre un mur et de l’embrasser de force. Burl Ives, le chef de la bande, demande à son homme de main, pistolet à l’appui, de lui céder sa danseuse. Ives se comporte alors avec elle comme un gentleman. « Pourquoi faites-vous cela ? », le questionne Tina. Le patron des outlaws lance, philosophe : « Il y a pire, madame, que de danser avec un homme seul ! »
Ailleurs, chez William Wellman, dans « Westward the Women » (1951, Convoi de femmes), le sujet de la frustration est traité d’une manière beaucoup plus classique. Dans une vallée de Californie, à l’époque où les pionniers commencent à s’installer, les hommes sont en mal d’amour. Le propriétaire du ranch où ils travaillent (John McIntire) part avec un cowboy (Robert Taylor) rechercher des femmes à Chicago pour les convoyer jusqu’à ses terres californiennes. Après quelques allusions humoristiques sur ce bizarre sentiment qui s’empare des hommes, fait à la fois de désir et de peur, l’épopée démarre avec tout ce qu’elle comporte de passages difficiles, de chariots qui s’écrabouillent dans un précipice, d’attaques d’Indiens, de dérapages des convoyeurs (ceux qui tentent d’abuser des donzelles se font virer, taper ou abattre froidement par Robert Taylor). Lorsque le convoi de femmes arrive enfin en Californie, Wellman s’amuse à filmer l’excitation qui s’empare des ranchers. « Des femmes ! » crie un vieil homme, jusque devant la caméra. Le plus étonnant est l’affiche française de ce western, qui montre Denise Darcel, l’une des femmes du convoi, très à son avantage, un chemisier transparent couvrant ses seins nus. Ce qui est bien entendu le fantasme de l’affichiste plutôt que la réalité du film.
3 heures 10 pour Yuma
Il sera encore question de relations intimes dans « 3:10 To Yuma » (1957, 3 heures 10 pour Yuma) de Delmer Daves. Au début du film, une bande de malfaiteurs conduite par Glenn Ford attaque une diligence et tue le conducteur. Puis la petite troupe va boire un whisky dans la ville du coin. Au comptoir du saloon, une jeune et jolie femme, toute seule (Felicia Farr). La scène est fantastique : la quinzaine d’hommes s’installe le long du comptoir et Felicia ne cesse d’aller et venir pour remplir leurs verres.
Elle est dévorée des yeux par chacun de ses clients. Glenn Ford, dont le regard ne trompe pas, fait alors le malin : il annonce à Felicia Farr que la diligence vient d’être attaquée et qu’il faut prévenir le shérif. « Il fait la sieste, répond-elle. Tout le monde la fait ici, entre 1 et 2 heures. » Et vous, interroge alors le cowboy, vous ne la faites pas ? Si, mais entre 2 et 3 heures. « On est venu trop tôt ! », lâche alors Ford qui, on l’a compris, aurait bien coincé la serveuse pour la sieste, façon « Le cave se rebiffe ». En filmant tout ce dialogue, Delmer Daves insiste sur cette femme seule entourée d’hommes affamés (on suppose que, recherchés qu’ils sont par la police, ils doivent passer leur temps à se cacher). Le cinéaste ne cadre son actrice qu’entre les têtes de ses partenaires.
Finalement, la femme réveille le shérif, qui lève une milice et part à la poursuite des bandits, ne sachant pas que ceux-là sont en face de lui. Les malfaiteurs eux-mêmes quittent la ville mais Glenn Ford décide de s’attarder. Il veut encore discuter. Le dialogue est très instructif. On apprend ainsi que Felicia a chanté dans des saloons avant de venir tenir celui-ci (elle a donc vécu). Le cowboy, lui, décrit sa vie, le genre de femmes qu’il fréquente, pour lesquelles il a dépensé son argent (des prostituées, évidemment). Puis ce qui devait arriver arrive et le couple s’embrasse.
Daves pratique alors une jolie ellipse. Il place sa caméra du côté du shérif, filme des dialogues, montre aussi la bande de malfrats. Quand il s’intéresse à nouveau à Felicia Farr et Glenn Ford, du temps s’est naturellement écoulé. Les deux sortent d’une pièce, à l’arrière du saloon.
Qu’est-ce qui prouve alors au spectateur de 1957, de cette époque puritaine où la censure du Code Hays est toujours en vigueur, que le couple a commis l’irréparable ? Tout simplement la tenue du cow-boy. Il porte à présent son blouson ouvert alors que, dans tous les plans précédents, celui-ci était boutonné.
Lorsque Glenn Ford est enfin arrêté, il va être gardé par un fermier du coin, Van Heflin. Pour soustraire son prisonnier aux bandits qui ne vont pas manquer de vouloir le délivrer, Heflin cache Ford chez lui le temps d’un repas en famille. Ford fait ainsi la connaissance de l’épouse de Heflin (Leora Dana). Plus tard, alors qu’ils attendent le train de 3h10 qui les conduira à la prison de Yuma, Ford parle tout haut de ses fantasmes : son geôlier a de la chance, lui qui a une femme formidable, auprès de qui il peut reposer toute la nuit dans le même lit. Hum ! Ce genre de dialogue (écrit par Halsted Welles d’après une histoire d’Elmore Leonard) n’a-t-il pas posé problème à une époque où l’on ne filmait les couples que dans des lits séparés ?
Les cinéastes classiques veulent bien admettre parfois que leurs héroïnes aient couché avec des hommes… Les temps étaient durs, à cette époque, et elles avaient de fortes chances, du moins les plus aventureuses, de ne pouvoir arriver vierges aux épousailles. Cecil B. DeMille a placé l’action de son « Unconquered » (1947, « Les conquérants d’un nouveau monde ») vers 1770, juste avant la guerre d’Indépendance. Sur le bateau qui le mène d’Angleterre en Amérique, Gary Cooper sauve des griffes de son ennemi Howard Da Silva la jolie Paulette Goddard. Condamnée en Angleterre, celle-ci doit être vendue comme esclave dans les colonies. Cooper l’achète mais, pressée d’aller retrouver sa fiancée (Virginia Grey) qui l’attend, il laisse la jeune femme se débrouiller avec les papiers officiels : elle ne sera pas son esclave, il la libère. Da Silva, dont le regard en dit long sur ce qu’il compte faire de la Paulette, s’arrange avec les autorités : la pauvre fille devient la propriété du bras droit de Da Silva, Mike Mazurki. Quand, au cours de ses nombreuses pérégrinations, Cooper récupèrera à nouveau Goddard, il l’amène chez son ami Ward Bond. Là, il demande à l’épouse de ce dernier (Virginia Campbell) de frotter la jeune femme et de la nettoyer de toutes ses salissures. On se dit qu’il s’est passé du temps depuis le bateau (au fait, la fiancée de Cooper l’a quitté, lui préférant son frère) et Paulette Goddard a forcément subi quelques outrages. Alors, elle est frottée dans un baquet, lavée physiquement et moralement. D’abord cachée de Cooper par un paravent. Puis celui-ci s’approche pour lui parler, comme si cela n’était pas grave qu’il voit Paulette dans son bain (ce qui est bien la preuve qu’il ne la considère pas comme une pure jeune fille). Et il verse sur la tête de celle dont il est amoureux un dernier seau d’eau : lui aussi aura, symboliquement, participé au nettoyage.
Bien entendu, à partir des années soixante et du déferlement des westerns spaghetti, plus rien ne sera pareil chez les garçons vachers. Mais répétons-le, c’est bien une idée reçue que de penser que le cowboy classique est asexué.