Des bonheurs sur pellicule
J’ai toujours beaucoup aimé ces films français des années trente où l’acteur vedette, qu’il soit Maurice Chevalier, Fernandel ou Jean Gabin, poussait d’un coup la chansonnette. C’était souvent dans des comédies mais mettez d’un coup Fréhel et vous verrez que le film prend un coup de mou dans la gaieté et se met à noircir comme une vieille endive oubliée au frigo.
Alors d’accord, débarrassons-nous d’abord de ces splendides coups de blues. Je parlais de Fréhel, de cette grande dame de la chanson qui fut aussi une actrice géniale, jouant toujours des personnages fatigués de la vie. « Quand j’ai trop l’cafard, je change d’époque, explique-t-elle à Gabin dans le somptueux Pépé le Moko (1937). Je pense à ma jeunesse. Je regarde ma vieille photo et je me dis que je suis devant une glace. Je remets un de mes anciens disques du temps où j’avais tant de succès à la Scala, boulevard de Strasbourg. Je paraissais en scène dans un décor champêtre, avec un projecteur rouge braqué sur mon visage, pâle. Et je chantais. »
Du bonheur à pleurer
Pendant tout ce monologue, tandis que Gabin, allongé sur la couchette du haut, parle de suicide, Fréhel se lève, s’approche du tourne-disque et pose le bras sur la cire. « Où est-il mon Moulin de la place Blanche ? » se lamente la chanteuse sur le disque tandis que la même personne, beaucoup plus âgée, a le visage qui se décompose. « Mon tabac et mon bistro du coin ? Tous les jours étaient pour moi dimanche, où sont-ils, les amis, les copains ? » Fréhel reprend peu à peu les paroles tandis que les larmes coulent.
Franchement, si vous ne trouvez pas ça beau à pleurer vous aussi, c’est que vous n’êtes peut-être bons qu’à ricaner aux vannes de « Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? » ou à vous ébaubir devant le néant filmé par Luc Besson. Derrière « Pépé le Moko », on trouvait un vrai cinéaste, Julien Duvivier, un vrai dialoguiste, Henri Jeanson, et, devant la caméra, de vrais acteurs, des plus petits rôles aux personnages de premier plan. Accordez-moi le plaisir d’en citer quelques-uns : Jean Gabin, Mireille Balin, Line Noro, Lucas Gridoux, Fernand Charpin, René Bergeron, Marcel Dalio, Fréhel, Gabriel Gabrio, Saturnin Fabre, Gaston Modot, bien d’autres encore, figures irremplaçables de ces bijoux d’avant-guerre. Penser à tous ces visages renvoient à des souvenirs, des bonheurs sur pellicule. On se retrouve dans la même situation que Charles Vanel et Yves Montand qui, dans « Le salaire de la peur », évoquent les stations de métro. Le cinéma des années trente, c’est celui qui a accompagné mon adolescence puisque ces films, vieux alors d’une quarantaine voire une cinquantaine d’années, passaient très souvent à la télé.
Mais bon, puisque j’étais parti pour vous parler de chansons rigolotes, autant regarder Maurice Chevalier dans le fabuleux et cynique « Avec le sourire » de Maurice Tourneur, daté de 1936. Clochard devenu directeur de music-hall, il explique à une chanteuse qu’elle doit s’adresser à tous les publics : des gens du monde, des Français moyens, quelques apaches et puis des gens, comment dire, précieux. Pour asseoir sa démonstration, il va entonner les différents couplets du « Chapeau de Zozo » à la manière d’un homme du monde, d’un Français moyen, d’un apache et d’un, comment dire, précieux. Et le résultat vaut son pesant de cacahuètes. Grand chanteur, grand acteur, grand comique, voilà ce qu’est le cher Momo. D’ailleurs, et ce n’est pas moi qui le dis mais Tyrion Lannister de Game of Thrones, à peu de choses près : « Ce n’est pas une menace pour le roi, Chevalier, juste une éducation pour notre neveu. » On croirait entendre mon tonton.
Il y a une autre scène chantée qui m’a toujours comblé, c’est celle de « Circonstances atténuantes » (1939) de Jean Boyer, au moment où Michel Simon, procureur à la retraite, se réfugie avec sa femme Suzanne Dantès dans un bistro de mauvais garçons. Quand tous — c’est à dire Arletty, Georges Lannes, Andrex, Dorville, Robert Ozanne, Marie-José — se mettent à guincher et chanter sur le fameux air de « Comme de bien entendu », tandis que François Simon (le fils de Michel) est à l’accordéon, la séquence devient d’anthologie. Un régal.
Fernandèleries au cinéma
Bien sûr, comment ne pas évoquer les fernandèleries ? Et ces chansons qui donnaient souvent leur titre aux films : « Ignace » (1937, de Pierre Colombier), « Barnabé » (1938, d’Alexandre Esway), « Simplet » (1942, de Fernandel) et tant d’autres. J’aime me souvenir aussi de « C’est comme ça à Calcutta », entendue dans « Les cinq sous de Lavarède » (1939) de Maurice Cammage. Le Lavarède en question (Fernandel) a fait un drôle de pari : accomplir le tour du monde avec seulement cinq sous en poche. Et avec contre lui un méchant qui va tout faire pour qu’il perde. C’est gentil, culcul mais tellement jouissif au quarante-cinquième degré. Au cours d’une de ses escales, le brave Fernand se retrouve à Calcutta et chante donc les habituels couplets composés par son beau-frère Jean Manse. Imaginez donc :
J’ai connu un vieux à barbiche
Qui voulait faire du cinéma
En tournant, il devint derviche
C’est comme ça que l’derviche tourna
Certes, ce n’est pas du Baudelaire, mais quand même, attendez la suite :
Les Hindous n’ont pas de pipelette
Pas d’facteur, pas d’calendrier
Ils se servent de serpents à sonnettes
Et c’est eux qui montent le courrier
Et là, en atteignant de telles profondeurs, on ne peut que reprendre avec le chanteur :
Par Brahma, par Brahma
Quelles drôles de coutumes
Par Brahma, par Brahma
C’est comme ça à Calcutta ».
Gabin fait son cinéma chantant
Et je ne peux, pour conclure, résister au plaisir de citer « La belle équipe » (1936), encore un Duvivier, et sa bande de copains prêts à tout : Jean Gabin, Charles Vanel, Aimos, Charles Dorat et Raphaël Médina. Quand le groupe, grâce à un gain de la Loterie nationale, peut s’offrir une guinguette sur les bords de Marne, Jean Gabin pousse la chansonnette, suivi par un Raymond Cordy complètement alcoolisé. Et quelle chansonnette : « Quand on s’promène au bord de l’eau ». Si vous n’avez jamais vu ça, vous ne connaissez rien du plaisir.