« M. Bond, vous avez la fâcheuse habitude de survivre »
Les méchants
Alors que Sean Connery vient de disparaître, il serait temps de revenir sur son rôle le plus célèbre, celui de l’espion lui-même le plus célèbre de Sa Gracieuse Majesté. Son nom est, pas besoin de vous le souffler, Bond. Jimmy Bond. On peut le traiter d’espion mais ex-pion serait plus sûr, un ex-pion sur l’échiquier politique qui a décidé de n’en faire qu’à sa tête.
Dans combien de films James Bond n’a-t-il pas été désavoué par son propre service ou n’a-t-il pas fait mine de démissionner pour pouvoir mieux enquêter ? Bond est toujours hors des clous et toute la série nous dit, mais tout le cinéma l’affirme aussi en ce qui concerne la police, le héros doit toujours aller à l’encontre de sa hiérarchie. C’est vrai de l’inspecteur Harry, sacrée tête de mule, et c’est vrai aussi de James Bond.
Et d’abord, je parlais des films, mais combien y en a-t-il eu exactement ? Entre les officiels, les non-officiels, les parodies, les séries TV, cela commence à être difficile de s’y retrouver et de compter les interprètes de Bond.
Jimmy Bond, espion de la CIA
Essayons de repartir du début. Ian Fleming crée son héros en 1953. Jusqu’en 1964, il le fera apparaître dans 12 romans et 9 nouvelles, chiffres de Wikipedia à l’appui. Toujours selon wiki, le premier acteur à l’incarner est Barry Nelson en 1954, pour la télé américaine. C’est la première adaptation de « Casino Royale ». Bond y est américain et travaille pour la CIA. Face à lui, le méchant Chiffre est joué par Peter Lorre, le fabuleux M le maudit de Fritz Lang qui fit ensuite une carrière de mecs ambigus aux États-Unis. Bon, faut bien avouer que Nelson est loin d’être un acteur de premier plan. Quand on regarde sa tête sur Internet, il ressemble au brave Ricain moyen, sans doute pas à un espion retors prêt à en découdre avec les super méchants qui vont déterminer son (et notre) avenir.
On aurait pu en rester là mais ne voilà-t-y pas que JFK himself se met à parler de Bond et à citer, en 1961, « Bons baisers de Russie » comme l’un de ses livres préférés. Le n°9 exactement. Est-ce la raison pour laquelle le producteur Albert « Cubby » Broccoli met tout de suite derrière en chantier la première des seize aventures de James Bond qu’il va produire ? Ce sera contre le Dr No qu’il va se frotter, cet espion invincible. Et contre la belle Honey Rider, aka Ursula Andress.
En 16 films, les Broccoli — Cubby d’abord, puis sa fille Barbara et le demi-frère de celle-ci, Michael G. Wilson — vont dessiner ce qui va devenir l’archétype d’un film d’espionnage : un démarrage à fond la caisse, conclusion d’une précédente aventure de Bond, puis un générique sur fond de silhouettes de jolies filles et une chanson signée par une star du rock ou de la variétoche : Paul McCartney, Elton John, Madonna, Nancy Sinatra, Shirley Bassey, Tina Turner, Tom Jones, A-ha, Carly Simon, Duran Duran, Adele et, pour le prochain encore inédit, Billie Eilish vont ainsi postillonner dans les micros de la b.o.
Enfin, l’aventure peut commencer. Il y aura forcément un méchant très méchant, souvent accompagné d’un autre méchant tout aussi redoutable. Celui-là ou ces deux-là, c’est selon, veulent s’accaparer le monde. Reconnaissons que, depuis 1962, on en a vu défiler, des psychotiques dans ce genre. Au début, on sentait se profiler derrière eux l’ombre néfaste de l’Union soviétique et de Fidel Castro. Et oui, les méchants avaient beau être le Spectre, entité indépendante des blocs de l’Est et de l’Ouest, on sentait bien quel camp était visé. Il y eut ainsi, en fonction des guerres réelles, des méchants proches des Soviétiques, des Allemands de l’Est, des Afghans, des Coréens, des Colombiens, bref, de tout ce que le monde occidental comptait d’ennemis. Heureusement, James, comme Simone, veille.
Et puis arrive Sean
L’autre caractéristique de notre héros, outre sa faculté à se sortir de situations inextricables et de rester toujours aussi distingué, outre son humour inoxydable, c’est la facilité qu’il a à mettre dans son lit quantité de jolies femmes. De sacrées gonzesses et sacrément bien roulées. Mazette, comme on disait dans les salons des années soixante. Surtout, dans les premiers films, le choix se fait rapidement entre deux beautés : l’une est dans le camp des gentils, l’autre dans celui des méchants et James passera de l’une à l’autre tout en trahissant souvent les deux.
La série de films a aussi bougé en fonction de son interprète principal. Avec Sean Connery, Bond est quelqu’un de dur, qui peut être cruel. Il va jusqu’à étrangler à mains nues son adversaire costaud, Robert Shaw (le marin des « Dents de la mer »), dans « Bons baisers de Russie ». C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre les films du début et ceux qui vont suivre : le public pour qui ils sont faits. Les premiers s’adressent à un public adulte — s’il fallait une preuve de plus, le nom de l’héroïne de « Goldfinger » incarnée par Honor Blackman est là pour le prouver : Pussy Galore, dont on sait parfaitement à présent qu’il se traduit par Chatte à gogo — tandis que les suivants élargissent l’audience de 7 à 77 ans et même en-deçà et au-delà. Donc on se débarrasse de la violence extrême et d’une sexualité trop affirmée. Pour entrer dans le carcan le plus commercial.
Dès ces premières aventures jouées par Sean Connery sont posés les jalons (et personnages) de toute la série : Moneypenny la secrétaire, M le chef, Q le savant fou et ses gadgets, le Walther PPK comme arme, la boisson préférée, une mesure de vodka et trois de gin, secouée mais pas agitée…
Si George Lazenby, deuxième Bond cinématographique, est passé quasiment inaperçu, Roger Moore, qui lui succède, va entraîner l’agent secret sur une pente de plus en plus humoristique. Et on ne peut plus savonneuse qui, au bout d’un certain temps, va sans doute lasser le public. C’est que le Roro n’est plus de première jeunesse et qu’à la fin, ses seules cascades sont l’esquisse d’un sourire ou un haussement de sourcils. Et puis l’acteur a conféré à Bond le flegme et les caractéristiques de son personnage le plus célèbre, le Lord Brett Sinclair de la série « Amicalement vôtre ». Aux dépens du héros de Ian Fleming.
De Lord Brett Sinclair à 007
La preuve étant qu’en 1983, alors que Roger Moore est toujours détenteur du titre (il l’a été de 1973 à 1985), une production concurrente met en chantier « Jamais plus jamais », remake d’ »Opération Tonnerre », dans lequel le rôle de Bond va être attribué à… Sean Connery. Un beau retour aux sources. C’est bien la preuve qu’il faut modifier le personnage, lui redonner plus d’âpreté. Malheureusement, Timothy Dalton, qui succède à Moore dans la saga officielle, ne pèse pas lourd dans une balance déjà fortement chargée par Connery. Après deux films, exit Tim et arrive Pierce Brosnan, le temps de quatre films. Celui-là va donner à Bond beaucoup plus d’humanité, ne serait-ce que dans l’épisode « Meurs un autre jour », dans lequel il est emprisonné et torturé pendant un an dans une geôle nord-coréenne. Pauvre petit James qui souffre. C’est à vous retourner le cœur.
« M. Bond, vous avez la fâcheuse habitude de survivre », a dit un jour à Bond un de ses adversaires, Louis Jourdan dans « Octopussy ». C’est vrai que Bond survit mais qu’il a de plus en plus de mal à le faire au vu des interprètes qu’on lui choisit.
Puis, enfin, arrive Daniel Craig. Le mec rugueux que les producteurs cherchaient tant pour remplacer Roger Moore, c’est finalement avec lui qu’ils le trouvent. Craig est le prolo de la saga. Il a beau être en smoking, sa classe est roturière et son coup de poing ne suit pas les règles édictées par le marquis de Queensberry. Lui, on a l’impression que c’est dans les bas-fonds qu’il a appris à se battre.
Craig peut attendre
Bon, on a dit que Craig était arrivé au terme de sa prestation bondesque, désireux qu’il était de voguer vers d’autres horizons. L’excellent « Skyfall » aurait pu et dû d’ailleurs sonner le glas des aventures. Mais il y eut encore « Spectre », un coup pour rien. Catastrophique, celui-là, à la limite de la caricature avec un scénario des plus paresseux. Un film qui, cette fois, semble bien être la fin d’une série puisqu’à la fin Bond, plutôt que d’arrêter le méchant, s’éloigne en direction de sa James Bond Girl et laisse le soin à M de faire son boulot.
Comme un match en train de finir et où LeBron James, à quelques secondes du buzz ultime, balance un 3 points qui donne la victoire à son équipe, un coup retentit avant le sifflement de l’arbitre. Daniel Craig fera encore un James Bond puisque visiblement on n’a pas pu lui trouver un remplaçant digne de ce nom, et surtout pas Idris Elba, jugé malheureusement trop noir par certains. Christopher Nolan prouvera d’ailleurs avec « Tenet » qu’un espion charismatique peut-être joué par un acteur noir, John David Washington en l’occurrence. Mais Craig est obligé de rempiler. Ou peut-être que ça lui fait plaisir. Ou encore qu’il en avait besoin pour boucler ses fins de mois. Bref, Daniel Craig tournera un nouveau James Bond.
Danny récupère donc pour une dernière fois sa licence to kill. « Mourir peut attendre » devait sortir en avril 2020 mais, pour une fois, Bond s’est fait avoir par un ennemi beaucoup plus coriace que Goldfinger et le Dr No réunis : un minuscule petit virus. Qu’à cela ne tienne, le film sortira en novembre. Que nenni, la petite couronne du petit virus brille toujours au sommet de sa tête et écarte une fois de plus James de nos écrans. Finalement, faisant mine d’ignorer cet ennemi plus fort que lui, Bond annonce que sa prochaine aventure sortira fin mars 2021. Si, d’ici là, les petits cochons ne le mangent pas.
Et là, et c’est une excellente nouvelle, il semblerait que les producteurs se laisseraient pousser l’attribut dont s’est toujours félicité leur héros mais qui semblait leur avoir fait défaut. Les rumeurs vont bon train qui annoncent comme prochain James, Lashana Lynch. Non seulement c’est une actrice mais, en plus, elle est noire. Cheh !
James Bond pour rire
Un dernier truc. Une aussi longue série ne pouvait que susciter parodies, clins d’œil et autres succédanés. En avril 1967, soit deux mois avant la sortie d’ »On ne vit que deux fois », « Casino Royale » veut mettre un caillou dans la chaussure du père Cubby. En effet, ce dernier n’a jamais pu s’offrir les droits du roman éponyme car ils avaient déjà été achetés par CBS. Puis par Gregory Ratoff qui, en mourant, les a légués à sa veuve. Qui les revendit à Charles Feldman. Qui se dit qu’il y avait du fric à se faire avec un tel sujet et, surtout, un tel héros.
Allez savoir pourquoi, Feldman confie la réalisation de « Casino Royale » à cinq cinéastes. Cela va de l’immense John Huston et du bon Robert Parrish aux pas trop mal Val Guest et Ken Hugues en passant par l’obscur Joe McGrath. Pourquoi autant ? Parce que le film est bringuebalant, qu’on ne sait par quel bout le prendre ni le tourner et que James Bond va y être incarné par quantité d’acteurs et d’actrices, dont Peter Sellers, David Niven, Ursula Andress et même Woody Allen. Bof.
Pour conclure, disons encore que Bond a inspiré quantité de films d’espionnage des années soixante dont le moins qu’on puisse dire et qu’ils ne lui survivront pas. Alors, finalement, est-ce que mourir peut attendre ? En tout cas, sir Sean Connery, lui, ne l’a pas fait.