La mécanique des fluides
Tout le monde a en tête la fameuse chanson de Gene Kelly sous la pluie, s’éclaboussant à qui mieux-mieux dans les rues pour glorifier un amour naissant. À plus forte raison si on a vu « Orange mécanique ». Pour la génération de ceux qui ont grandi dans les années soixante-dix (qui a dit les vioques ?), c’est même Kubrick qui a remis au goût du jour cette vieille chanson créée en 1929 et reprise par le grand Gene en 1952, à l’occasion du film.
« Singin’ in the Rain », donc. Mais avant de vanter les chorégraphies, la musique, la mise en scène, les interprètes et de dire que le film est un des sommets de la comédie musicale telle qu’en produisait le producteur Arthur Freed au sein de la MGM en cette époque bénie, commençons par dire tout le bien qu’on pense de Jean Hagen.
Gene Kelly etc.
Quand on cite ce film, les noms de Kelly, Donen, Debbie Reynolds et Donald O’Connor viennent tout de suite en tête mais qui se souvient de celui de Jean Hagen qui, pourtant, interprète la jolie blonde stupide qui accompagne Gene Kelly dans les films que tourne son personnage ? Résumons l’action en quelques mots : Don Lockwood (Gene Kelly) et Lina Lamont (Jean Hagen) sont deux stars adulées du cinéma muet. Dès le début de l’histoire, deux événements surviennent : Lockwood rencontre une frétillante petite danseuse dont il tombe rapidement amoureux (Debbie Reynolds) et « Le chanteur de jazz », un film parlant produit par la Warner, sonne le glas de l’art mutique. Finis les roulements d’yeux et les gestes éloquents, les acteurs vont à présent devoir parler, d’où une succession de séquences marrantes où l’on ne sait pas encore comment positionner le micro sur un tournage.
Jean tonique et Gene Kelly
Tout irait bien dans le meilleur des mondes si la jolie Lina, silencieuse pendant tout le démarrage du film, ne se mettait à parler quand les producteurs se demandent comment sonoriser leur dernier film avec Lina Lamont et Don Lockwood. Dire que Lina a une voix de crécelle est assez loin de la réalité. Sa voix est encore pire, qui défriserait un troupeau de moutons au point d’envoyer le berger courir acheter des bigoudis à l’Intermarché du coin. La voix de la belle Lina est horrible. Le glamour du personnage tombe en poudre sous nos yeux tant cette voix dénote la stupidité et la vulgarité de celle à qui elle appartient.
C’est là qu’intervient la couronne de lauriers dont je voudrais ceindre le front de Jean Hagen. Cette actrice que l’on a vue ici et là, dans des films parfois importants, mais qui n’a jamais réussi à se hisser jusqu’au vedettariat, aurait pourtant mérité d’y accéder. Dans le film, Jean est tonique, Jean fuse, elle est tout bonnement fantastique et l’on se met, après avoir visionné « Singin’ in the Rain », à se munir d’une lampe frontale pour parcourir sa vidéothèque à la recherche d’autres films dans lesquels elle joue. Bon, j’écris ça parce que j’ai un peu plus d’une dizaine de DVD en ma possession. Comment ? Cinq mille ? Non, vous croyez ?
Jean apparaît ainsi dans « Quand la ville dort » (1950) de John Huston, avec une quasi débutante Marilyn Monroe, et je vous assure que sa voix n’est pas nasillarde du tout. Preuve du talent qu’elle déploie dans « Chantons sous la pluie ». Pourquoi la belle Jean n’a-t-elle pas réussi à gravir les marches des podiums hollywoodiens ? Mystère.
Jean nominée
Pour son rôle dans la comédie musicale de Kelly et Donen, elle fut nommée aux Oscars de 1953, dans la catégorie « meilleure actrice de second rôle ». Mais ce fut Gloria Grahame, elle aussi géniale, qui obtint la statuette pour « Les ensorcelés » de Vincente Minnelli. La mésaventure se répéta pour les Oscars de la télévision, les Emmy Awards. Jean Hagen est nommée en 1955 pour la série « Make Room for Daddy », mais on lui préféra Audrey Meadows. Rebelotte et dix de der en 1956 alors qu’elle est nommée deux fois en tant que « meilleure actrice dans un rôle régulier » et « meilleure actrice de second rôle » : Lucille Ball rafle la première mise et Nanette Fabray la seconde. Pas de chance. D’ailleurs, Jean quitte la série rapidement après, au bout de trois saisons. Pour se venger, les scénaristes feront mourir son personnage. Ce qui, paraît-il, fut une première dans une sitcom populaire.
Qu’est-ce qui valut tant de déboires à Jean ? Son caractère ? Peut-être. Son alcoolisme ? L’édition anglaise de wikipedia affirme qu’elle ne crachait pas sur le litron. Ses opinions politiques ? Allez savoir. Pour la campagne présidentielle de 1952, qui vit la victoire du républicain Eisenhower, elle avait soutenu le démocrate Adlai Stevenson, placé très à gauche de son parti. Et c’est à cette même époque que les maccarthystes lancèrent leur chasse aux sorcières communistes. Mais n’allez pas me faire écrire ce que je n’ai pas dit. Car la légende hollywoodienne rapporte plutôt que Danny Thomas, interprète principal et producteur de la série « Make Room for Daddy », joua un rôle dans la mise à l’écart de Jean, vu qu’il avait la pleine confiance de l’agence artistique de l’actrice.
Plagiat avoué à moitié pardonné
Quant à « Chantons sous la pluie », le film ne se démode pas. Gene Kelly et Donald O’Connor se taillent la part du lion et Jean Hagen est aujourd’hui bien plus repérable que Debbie Reynolds, dont le rôle reste très fade.
Outre la fameuse séquence sous la pluie grâce à laquelle le film a acquis une incontestable immortalité, on retiendra également la scène où Donald O’Connor exhorte Gene Kelly à toujours avoir en tête le divertissement du public.
Ce « Make ’em Laugh » extraordinaire dans lequel le comédien-danseur-chanteur ne cesse de se prendre des coups, de rebondir et de virevolter en tous sens est signé par le producteur Arthur Freed et le compositeur Nacio Herb Brown. Si le morceau évoque de lointains souvenirs, c’est que la musique provient d’une autre séquence célèbre, tournée quatre ans auparavant par Gene Kelly et Judy Garland dans « Le pirate » de Minnelli. Une musique due à Cole Porter qui, dit-on, ne porta pas plainte pour plagiat parce que Freed l’avait engagé pour « Le pirate » à une époque difficile pour le musicien.
Et si vous voulez mieux vous en rendre compte, il suffit d’écouter « Be a Clown » :
Suivant une sorte de mécanique des fluides (« Orange mécanique », vous suivez ?), la pluie de « Singin’ in the Rain » coule en nous et nous irrigue. Une fois que l’on a vu la séquence éponyme, une fois que l’on a vu le film entier, on n’oubliera pas de sitôt combien la MGM, studio pourtant amateur de guimauves et de classicisme tout crin, fut au premier rang dans la production de comédies musicales dans les années cinquante.