Le commissaire Maigrelet
Tout le monde connaît Maigret, le fameux commissaire créé par Simenon, et tout le monde l’imagine plutôt massif, bourru, avare de mots, du genre bougon avec toujours une pipe à la bouche. Cette image, plus que les romans, c’est le cinéma qui l’a façonnée et quand on pense à Maigret, on voit immédiatement Harry Baur ou Jean Gabin, voire Bruno Cremer si on a suivi ses aventures à la télé. Bref, un type massif, bourru, avare de mots… merde, reportez-vous aux lignes précédentes.
C’était entendu pour tout le monde, d’autant plus qu’en 1942, Maigret avait été interprété par Abel Tarride dans « Le chien jaune », Pierre Renoir dans « La nuit du carrefour » et Harry Baur dans « La tête d’un homme »: trois acteurs correspondant à la description donnée plus haut. Pourquoi je parle de 1942 ? Parce qu’à cette époque, la Continental, compagnie allemande installée à Paris en pleine occupation, a décidé de redonner vie au personnage de Simenon. De 1942 à 1944, trois aventures du commissaire vont être portées à l’écran : deux par Richard Pottier, « Picpus » en 1942 et « Les caves du Majestic » en 1944, et une par Maurice Tourneur, « Cécile est morte », en 1944 aussi.
Ceci est une pipe commissaire Maigret
Dans les trois films, la pipe de Maigret est placée dans la bouche d’Albert Préjean. Albert, c’est la gouaille parisienne incarnée, un titi de première bourre. C’est lui qu’on a vu, quelques années auparavant dans « Dédé », chanter « Dans la vie faut pas s’en faire ».
Albert, c’est aussi un petit gars nerveux, fine mouche à la répartie facile, toujours en action, quelque part l’antithèse de l’image que l’on a du flic le plus célèbre de France de l’époque. Préjean, c’est plutôt le commissaire Maigrelet et le quai des Orfèvres n’en revient pas. Rappelons la description : massif, bourru, avare de mots, bougon. Préjean, c’est tout le contraire. Sa taille n’est pas imposante, il cause normalement et même plutôt plus que la moyenne des flics, il sourit aux filles, répond du tac au tac à ceux qui veulent le faire taire.
Ceux qui ont lu Simenon ou ont vu les films mettant en scène Maigret savent qu’il est entouré d’inspecteurs de qualité dont Lucas est le plus connu. Dans la trilogie Continental, Lucas est incarné par Gabriello. Si vous ne le connaissez pas, l’acteur mérite le détour. Gabriello pèse dans le film et pas seulement parce que la balance dépasse allègrement les 100 kilos. Gabriello, c’est la note comique du récit policier. Pour vous le situer, c’est à lui, flic en pèlerine dans « L’assassin habite au 21 », que Raymond Bussières, perché sur un lampadaire, chantait « J’emmerde les gendarmes, là-haut, là-haut ».
Pourquoi les cinéastes de l’époque plaçaient-ils le pauvre Gabriello dans des situations aussi incongrues ? C’est que de la bouche du bonhomme sortait un flot de mots qui se bousculaient, on aurait dit une sortie de métro et c’était le premier qui passait qui avait gagné. Les tirades de Gabriello ont ça de géniales, c’est qu’on ne comprend jamais ce qu’il dit tant il n’articule pas, tant il est impossible pour lui de faire le tri dans la flopée de paroles qui surgissent de sa bouche.
Céciiiile, gentille fiiiiille
« Cécile est morte » est signé par le grand Maurice Tourneur qui débuta en 1912 et fit, à l’époque du muet, une brillante carrière aux États-Unis avant de revenir en France avec des films faisant aujourd’hui partie du patrimoine : « Les gaietés de l’escadron », « Les deux orphelines », « Justin de Marseille », « Avec le sourire », « Volpone », « La main du Diable », « Le val d’enfer », etc. Et, of course, cette « Cécile est morte ».
On croirait entendre Nougaro avec sa « Céciiiile, ma fiiiille ». Car Cécile, c’est cette gentille fille (Santa Relli) qui vient tous les jours au quai des Orfèvres pour une raison souvent dérisoire, semble-t-il juste pour voir Maigret. À tel point que l’ensemble de la police se fout du commissaire et de son amoureuse transie. Jusqu’au jour où les soupçons portés par Cécile (des bruits bizarres, des objets déplacés) prennent de l’importance avec la découverte d’un cadavre chez elle et avec la disparition de ce témoin important… en plein cœur de la préfecture de police.
Riche en surprises de tous genres, l’enquête va être rondement menée par Maigret et ses limiers, dans ce film qui oscille entre comédie et polar à la française. La comédie est soutenue par l’interprétation vive de Préjean, bafouilleuse de Gabriello et par certains seconds ou troisièmes rôles, comme cette charmante jeune femme (Liliane Maigné) qui fait du gringue à Maigret chaque fois qu’elle le croise dans l’escalier. Côté polar, quelques éléments sordides traînent ci et là, tel ce cadavre de femme à la tête coupée.
Le plus étonnant, dans cette aventure trépidante, reste bien entendu l’incarnation de Maigret par Préjean. Un Maigret prolo, proche des détectives américains. Un Maigret d’un temps de guerre alors que jamais dans le film et quasiment jamais dans les films de cette période, à l’exception de « Donne-moi tes yeux » de Sacha Guitry qui fait une allusion au couvre-feu, il n’est question de l’occupation, des restrictions et de la difficulté de vivre. Comme si le cinéma n’était là que pour changer les idées.