Journal d’un confinement (2)

Lire la première partie ici.

Jeudi 19 mars

Quel jour sommes-nous ? Je me pose cette question tous les matins tant les journées se suivent et se ressemblent depuis qu’elles ne sont plus rythmées par le travail et les occupations familiales. Je jette un coup d’œil à mon journal de confinement, laissé sur la table. Ah oui, nous sommes jeudi. Le jeudi 19 mars. J’avais un rendez-vous professionnel mais j’ai appris, au début du confinement, qu’il était annulé. Qu’est-ce que je vais faire ? Sortir m’aérer, peut-être ? Tiens, si j’allais vérifier que ma voiture, garée assez loin de chez moi, là où se trouvent les rares emplacements gratuits du quartier, est toujours là ? J’imprime une autorisation de sortie et coche « déplacement bref lié à l’activité physique ». Je suis seul dans la rue, comme un bébé alone dans Babylone. Le grand boulevard est vide, seule passe une voiture. Un type âgé s’approche de moi que je n’ai pas vu venir. Je panique, hésite quant à la direction à prendre, rebrousser chemin, traverser subitement la grande et large artère ? Ce que je fais et il me semble entendre un ricanement derrière moi, comme si j’avais fui comme un lâche ce pauvre vieux brinquebalant. Je tousse, j’éternue un coup, peut-être à cause du soleil qui me réchauffe le nez ou du pollen contenu dans l’air. Tant pis pour la voiture, je fais demi-tour et rentre chez moi, grelottant presque.

Rues désertes et lire Karoo pendant le confinement

Je suis à l’abri chez moi, il m’a semblé apercevoir ma voisine passer devant sa fenêtre mais peut-être n’est-ce qu’une illusion ? L’éclat du soleil dans une vitre qui m’a fait croire à un quelconque mouvement dans son appartement. Je réchauffe les deux-trois bricoles qui traînent au frigo et me mets devant la télé. Quelques applaudissements retentissent au dehors. Pendant le confinement, Canal est gratuit et, ce soir, ils passent « Parasite », ce magnifique film de Bong Joon-ho qui, depuis sa Palme d’or à Cannes l’an dernier, a fait main basse sur toutes les récompenses mondiales, ce qui est largement mérité. Un festival de Cannes, d’ailleurs, que l’on annonce ajourné.

Parasite de Bong Joon Ho

Comme un énorme parasite ou même un virus, les héros pauvres de Bong Joon-ho s’installent dans une maison de riches et en chassent peu à peu les occupants, bien décidés à rester là. Ils vont même découvrir un secret profondément confiné dans une cave. Et lorsqu’ils sont obligés de sortir, des catastrophes naturelles s’accumulent avec une montée des eaux digne de Noé. C’est magnifique, politique, intelligent, bien joué, remarquablement mis en scène.

Karoo m’attend dans mon lit. Il doit déjeuner avec un producteur que Tesich décrit comme une sorte de Weinstein et que le script doctor déteste. Je réfléchis : le roman a dû être écrit en 1995 ou 1996 et Weinstein, à l’époque, était le producteur miraculeux du cinéma américain, celui qui portait au pinacle le travail des nouveaux cinéastes-auteurs tels que Quentin Tarantino, qui aidait aussi Peter Jackson à accoucher de son génial Seigneur des anneaux. Je me souviens avoir vu plusieurs fois en conférence de presse cannoise le gros patron de Miramax et son tout aussi gros frère, Bob Weinstein. Tout le monde, alors, les vénérait, ils étaient ce que l’on fait de mieux à Hollywood. Les cinéphiles, passe encore, ne savaient rien de la vie privée des deux producteurs. Quant aux autres…

Steve Tesich Karoo

Mais revenons à « Karoo ». Une des caractéristiques de cet anti-héros est d’accomplir tout ce qu’il est décidé à ne pas faire et de faire du tort non pas aux autres mais à lui-même, écornant de plus en plus son image par rapport à ses proches et par rapport à lui. Comme s’il ne se faisait plus d’illusion. Ainsi, Karoo est-il décidé à refuser toute proposition venant du producteur qu’il déteste. Et, à la fin du repas, Karoo a accepté de prendre l’enveloppe que lui tendait ledit producteur et contenant son prochain travail pour lui. Tesich sait écrire, c’est une évidence, comme lorsqu’il décrit la solitude qui s’insinue dans l’esprit de Karoo comme une fuite de gaz dans une pièce. La solitude, cette garce que chantait Barbara et qui vous ferait même l’hiver en plein cœur de l’été.

Vendredi 20 mars

Aujourd’hui, je n’ai rien fait. Je n’ai pas eu envie de faire quoi que ce soit. Le temps s’est écoulé, interminablement, sans que je regarde un film ni aille consulter mon ordinateur. Je me suis couché sans lire Karoo.

Samedi 21 mars

Tiens, c’est le week-end, je vais pouvoir prendre du bon temps. C’est ce que je me dis en me levant, espérant me faire sourire, mais ça ne marche pas. Comme tous ces jours où les sorties sont mesurées, le soleil bat son plein et l’on ne peut en profiter. Je déniche dans le congélateur un vieux steak haché oublié depuis je ne sais combien de temps. Il reste également une poignée de riz dans une boîte à moitié aplatie au fond d’un placard. C’est bon, je n’aurai pas besoin de sortir ce matin. Vue de ma fenêtre, la rue est déserte des deux côtés. Personne non plus ne pointe le bout de son nez dans l’immeuble d’en face. J’ai pourtant de plus en plus besoin d’un contact humain. Pour créer une réaction, si jamais ma voisine se mettait par chance à sa fenêtre, je serais près à lui montrer ma bite ou à m’ouvrir les veines sous ses yeux pour saisir une dernière fois un comportement humain.

Vu les infos contradictoires lues ici et là, je ne sais pas si les marches à l’extérieur sont déjà réduites à un kilomètre de chez soi ou si elles vont l’être. J’évalue la distance qui sépare mon canapé de ma fenêtre, ma fenêtre de la table où je mange, la table où je mange de mon lit. C’est bon, le kilomètre est loin d’être atteint.

 immeubles vides

J’ai envie aujourd’hui de me rebrancher un peu sur le monde. J’allume mon ordinateur et surfe au hasard. Je recherche sur YouTube des concerts live, histoire de voir sur scène côte à côte plusieurs musiciens et d’avoir des plans de coupe du public. Même Yves Duteil et un trio de triangles m’iraient. Pour le plaisir, je me refais cette fantastique séquence, peut-être arrangée mais peu importe, au cours de laquelle, lors d’un concert en plein air en Allemagne, Bruce Springsteen demande au public quel air il aimerait entendre. La réponse arrive écrite sur un bout de papier : « You Never Can Tell » de Chuck Berry. Et voilà le Boss et ses musiciens qui tâtonnent, tentent de s’accorder, on la joue en B dur ou en mou du g’nou, et nous proposent pour finir une version à pleurer de joie.

Puis je tombe, comment je n’en sais rien, sur la proposition d’une chanson de Jacques Brel. Pourquoi pas, il y a longtemps que je ne l’ai entendue. Quand le nom de Brel surgit dans votre esprit, on ne pense pas forcément à ses vieux titres, ses faces B des grands succès, comme on le disait à l’époque des 45 tours. « On est million à rire du million qui est en face mais deux millions de rires n’empêchent que, dans la glace, on se retrouve seul. » C’en est trop, mon doigt est levé pour passer à autre chose quand tout s’éteint. Merde, l’ordinateur est tombé en rade, c’est malin. Pour me changer les idées, je me dis que je vais appeler la famille, ma femme, mes enfants ou mon chien mais mon portable est éteint, plus de batterie. Je vais chercher le cordon et le rebranche mais rien. Rien de rien. J’appuie sur l’interrupteur le plus proche et rien ne se passe non plus. L’écran de télé reste noir, profondément noir. Je n’ai pas payé la facture ? Il y a eu surchauffe ? Personne dans la rue, personne aux fenêtres d’en face, personne à appeler, personne à entendre sur un écran de télé ni d’ordinateur. Non, les mecs, pas question de devenir une légende.

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