La Roue d’Abel Gance, mythologique

La projection relevait de l’exploit. Programmé au festival Lumière de Lyon les 19 et 20 octobre derniers dans une copie parfaitement restaurée, le film d’Abel Gance La roue a été présenté en deux parties de 3h46 et 3h07, auxquelles on pouvait ajouter deux entractes de trente minutes chacun. Soit plus de sept heures de film. Et donc sept heures de bonheur.

La Roue d'Abel Gance, l'affiche

Abel Gance et son public

Parlons un peu du public pour commencer. Avec une moyenne d’âge qui faisait dire que le plus vieux des acteurs avait dû sauter sur les genoux de la majorité des spectateurs, ce chef-d’œuvre quasi centenaire — il est sorti en salles en 1923 — était accompagné par l’orchestre national de Lyon sous la direction de Frank Strobel. Il y avait certes dans les rangs de l’auditorium davantage de cannes et de cheveux blanchis que de casquettes Marvel et de baggies. Et de vessies pleines que vides, prétextes à d’incessants va-et-vient durant la projection. Et prétextes, à chaque entracte, à de longues processions en attente devant la porte des toilettes.

Pourtant, les jeunes devraient montrer plus de curiosité pour le passé. Ce récit étiré sur sept heures valait bien quelques épisodes d’une quelconque série. Ce que l’on donne habituellement comme argument de vente, à savoir qu’un réalisateur de série prend le temps de raconter son histoire et la raconte donc mieux qu’au cinéma, collait parfaitement au projet de Gance. Gance le lyrique, celui qu’on traitait à son époque de fou car il osait mener à bien des aventures démesurées. Hors normes. Son Napoléon, en 1927, durait 3h30 et encore ne représentait-il que trois des huit épisodes que le cinéaste voulait consacrer à la saga napoléonienne.

Gabriel de Gravonne & Ivy Close, la roue d'Abel Gance

Si vous avez raté le début…

La roue est un mélo, un vrai, un de ceux qui devraient faire pleurnicher dans les chaumières. Un mélo poétique auquel l’immense Blaise Cendrars apporte son concours. Un brave cheminot, Sisif, recueille une petite fille dans un accident de train et l’élève avec son fils. Quand les deux gamins approchent de la vingtaine, on se rend compte que non seulement le frère s’entiche de la sœur mais que le père, lui aussi, succombe aux charmes de la demoiselle. Œdipe n’est pas loin, un Œdipe à l’envers qui, plutôt que coucher avec sa mère, préfère soupirer sur sa fille. Comme Œdipe, brûlé au visage par un jet de vapeur, Sisif va devenir aveugle. Et, pour rester dans la mythologie grecque, Sisif porte bien son nom puisque le Sisyphe de la légende devait inlassablement pousser une grosse pierre jusqu’au sommet d’une colline. Et la saleté de caillou, sitôt arrivé sur cette hauteur, dévalait la pente et tout était à recommencer. Dans La roue, Sisif accumule les malheurs et, dès qu’on le croit tiré d’affaire, s’en reprend un autre de plein fouet.

Si cette romance sans parole peut nous amener une larmichette à l’œil, la musique, quant à elle et à plus forte raison parce qu’elle est jouée en direct, en rajoute une couche. Surtout quand, alors que le récit atteint un sommet de lyrisme, elle stoppe brusquement, accentuant le fort sentiment qui vous étreint. Du grand art, je vous dis, vraiment du grand art.

Gance de velours

Séverin Mars dans La Roue

Enfin, si le film est grandiose, c’est aussi grâce à la mise en scène d’Abel Gance et à l’interprétation de Séverin-Mars, qui joue Sisif. L’acteur n’a même pas pu récolter les lauriers de son interprétation : il mourut en 1921, deux ans avant la sortie de La Roue. Très expressif, Séverin-Mars joue de son visage, multiplie les expressions et utilise au mieux son regard : tantôt méchants, tantôt malheureux, tantôt aveugles, ses yeux sont de formidables outils dont il se sert à merveille. À ses côtés, Gabriel de Gravonne (le fils), Ivy Close (la fille) et Pierre Magnier (son mari) sont très bien aussi. Ajoutons qu’Ivy est la mère de Ronald Neame, futur réalisateur de L’aventure du Poséidon.

Quant à la mise en scène… Abel Gance sait aussi bien filmer les intérieurs que les extérieurs, surtout dans la dernière époque qui se déroule au pied du Mont Blanc. Au temps du cinéma muet, les cinéastes pouvaient tout se permettre et inventaient constamment. Rien n’a encore été trouvé ou presque, ni le son ni la couleur, à peine le gros plan et le travelling. Alors Gance, au pochoir, colorie des détails de son image, le rouge quand il s’agit de flammes ou de sang. Et la petite tache rouge si dramatique et si visible dans le noir et blanc de La liste de Schindler, on en voit ici l’invention. Et l’intention.

Ajoutons que La roue sera diffusée sur Arte le 28 octobre (époques 1 et 2) et le 4 novembre (époques 3 et 4) et en intégralité sur arte.tv du 28 octobre au 10 novembre. À ne louper sous aucun prétexte.

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